Par Robert Misik, 27 juillet 2021
C’est au milieu des années quatre-vingt-dix que l’expression «gauche mosaïque» est apparue; d’autres ont également parlé de «gauche marbrée». Il y avait trois raisons à cela: le fait que l’éventail politique de la République fédérale d’Allemagne se composait de façon stable de trois partis de centre-gauche (SPD, Verts et Die Linke); le fait que les milieux socialement hétérogènes comme base de Die Linke allaient des classes moyennes urbaines, de la «subculture» urbaine, des banlieues sociales-démocrates, des syndicats aux radicaux universitaires. Ils avaient autant de points de vue différents que leur situation de vie était dissemblable. Mais la troisième raison, la plus importante, est que les partis de gauche ont obtenu une majorité, lors de trois élections fédérales consécutives.
Toutefois, en 2005, ils n’ont pas été en mesure de transformer cette majorité parlementaire en une majorité gouvernementale. Un gouvernement composé du SPD, des Verts et de Die Linke n’était tout simplement pas possible en termes de realpolitik. Une partie du SPD aurait probablement quitté le navire, une partie de Die Linke aurait à son tour fait exploser une alliance. Il y avait une majorité d’électeurs et électrices pour les partis progressistes, mais comme ils n’arrivaient pas à s’entendre, Angela Merkel est devenue chancelière. Beaucoup pensaient qu’il faudrait enfin construire des ponts entre eux et que les experts en démolition de tous bords devraient être poussés à la marge – c’était plus ou moins la pensée de ceux qui parlaient d’une «gauche mosaïque» capable de gouverner.
Quinze ans plus tard, début mars 2020, Berlin. Le nouveau livre de Katja Kipping, toujours alors coprésidente de Die Linke [du 2 juin 2012 au 21 février 2021], est présenté au taz-Haus [siège de Die Tageszeitung]. Neue linke Mehrheiten: eine Einladung [Nouvelle majorité de gauche: une invitation, Argument-Verlag, février 2020]. C’est son titre. Lars Klingbeil, le secrétaire général du SPD [depuis décembre 2017], en discute avec elle. L’auteur de ces lignes a le privilège de s’asseoir sur le podium en tant que participant au débat, quasiment en tant qu’«outsider sympathisant». La discussion porte toujours sur les «ponts» à construire, sur les «garanties de terrain d’entente» et, surtout, sur la manière de gérer les différences afin qu’elles ne continuent pas à rendre la coopération impossible. Il n’y a donc pas eu beaucoup de progrès au cours des 15 dernières années.
L’anxiété face au quorum de 5%
Au-dessus du paysage planait un sentiment d’anxiété, une certitude: «nous ne nous reverrons pas de si tôt». Ce qui s’est passé ensuite est bien connu. Quelques jours plus tard, le pays s’est confiné et est entré dans un état d’urgence dont il ne s’est pas encore totalement sorti. De toute façon, il y avait suffisamment d’autres problèmes que les débats sur la stratégie de la gauche et peu de temps pour les cercles de débat.
Près d’un an et demi plus tard: dans les sondages d’opinion, les Verts et le SPD sont tous deux à hauteur de 18 ou 19%, Die Linke à 7% d’approbation des électeurs et électrices. Vous pouvez faire les calculs comme bon vous semble. La «gauche mosaïque» est loin d’être majoritaire. Non seulement les sociaux-démocrates sont en perte de vitesse, mais Die Linke traverse également une grave dépression. Pour la première fois depuis longtemps, elle est même confrontée à l’obstacle vital, le quorum de 5%. Lors des élections régionales en Saxe-Anhalt (le 6 juin 2021) elle est tombée à 10,99% [-5,3%, -4 élus], et dans le Brandebourg et la Saxe, le parti a subi un sort similaire, voire pire. Même dans les Etats de l’est de l’Allemagne, où Die Linke était encore récemment un facteur de pouvoir gouvernemental (dans les Länder), le soutien s’amenuise.
Quelles en sont les raisons? L’une d’elles est déjà indiquée ici. Le fait d’être sans perspective de pouvoir au sein du gouvernement fédéral pendant une longue période érode le soutien à un moment donné. Cela fera bientôt 32 ans que Gregor Gysi [ex-membre du SED-Parti socialiste unifié d’Allemagne] a pris la tête du parti lors d’un coup d’Etat surprise [le 9 décembre 1989] après qu’Egon Krenz [brièvement secrétaire du Comité central du SED, 18 octobre-6 décembre 1989, puis président du Conseil d’Etat de la RDA du 24 octobre au 6 décembre 1989] a jeté l’éponge. Je me souviens d’avoir marché jusqu’à l’arrêt de bus avec Gregor Gysi à l’époque, lui avec sa grande valise de pilote pleine de dossiers et de papiers, venant de succéder à Erich Honecker, un premier sans chauffeur et sans voiture officielle.
A cette époque, en décembre 1989, le SED s’est d’abord rebaptisé SED/PDS. Après la réunification, le «Parti du socialisme démocratique»-PDS était à la fois un parti socialiste démocratique situé à la gauche du SPD et un représentant des intérêts est-allemands dans l’éventail des partis allemands. En outre, il est devenu un parti de protestation contre tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, ne convenait pas aux électeurs. En bref, le parti n’avait pas une identité, mais plusieurs. C’est la seule raison pour laquelle il a pu survivre aussi longtemps. Mais rapidement, la question s’est posée: comment un parti contestataire et antisystème peut-il être en même temps un parti de réforme sociale et démocratique capable de gouverner le système?
Cela fait maintenant 32 ans que nous nous acharnons sur cette question cruciale. C’est une longue période. Un peu trop longue, pourrait-on penser à juste titre, car un tel laboratoire d’idées est marqué par des batailles indécises de factions et aussi par une préoccupation sans cesse reportée sur soi-même.
Die Linke a profité de Hartz IV
Le «contexte historique» du parti et l’histoire de l’après-RDA, qui dure déjà depuis 32 ans, n’ont pas facilité la recherche d’un équilibre pour le parti de gauche. Dans les cinq Etats fédéraux de l’Est, il est devenu un parti populaire socialiste doté d’une base relativement large, de dirigeants pour la plupart pragmatiques et d’un électorat hétéroclite. Dans les Etats de l’Ouest, en revanche, il est resté en grande partie un terrain de jeu pour la gauche radicale ou d’autres personnalités marginales.
Il est dans la dialectique de l’histoire que le succès peut aussi devenir la cause de crises. Avec les lois Hartz IV, le déchirement du SPD, l’éloignement des sociaux-démocrates d’une partie des syndicats et l’entrée d’Oskar Lafontaine et de ses partisans, le réservoir du parti de gauche s’est agrandi. Die Linke a pu obtenir des succès qu’il n’avait pas eus auparavant. Dans le même temps, il a gagné des membres et des hauts fonctionnaires qui étaient naturellement en colère contre les sociaux-démocrates, mais dont certains étaient aussi principalement animés par un désir de vengeance contre le SPD. Pour certains, cela est devenu une obsession, et ils avaient de toute façon un caractère plutôt sectaire.
La démarcation émotionnelle profonde avec le SPD était peut-être compréhensible. Elle a certainement contribué à stabiliser l’électorat, mais en même temps, elle a rendu difficile l’exploration sereine d’un terrain d’entente. Et puis il y a une chose qu’il est difficile d’éviter dans le monde de la politique: on est en compétition pour les électeurs et on doit mettre en avant sa propre «proposition de produit unique», sa propre «identité». Les partis qui vous ressemblent doivent être particulièrement combattus, car ils sont vos concurrents pour le même réservoir d’électeurs. Cela conduit à une situation plutôt absurde: non seulement le SPD discute encore névrotiquement de cette partie de son histoire vingt ans après l’Agenda 2010 [Hartz IV], mais Die Linke tire sa raison d’être des erreurs commises par les sociaux-démocrates il y a longtemps. Toutefois, ceux qui ne débattent constamment que des questions d’hier ne sont pas susceptibles d’être considérés par les électeurs comme particulièrement compétents pour les questions de demain.
Processus de clarification? Manqué
Les messages et aussi les personnes qui incarnent la gauche sont tout simplement «trop larges», dans le sens de: trop différents. Vous avez un social-démocrate de gauche comme Bodo Ramelow [ministre-président de Thuringe, PDS puis Die Linke], qui est tout à fait capable de remporter des majorités stratégiques dans son Land [Linke-SPD-Grünen]. Et vous avez la coalition du Land de Berlin dirigée par le gagnant Klaus Lederer [PDS, Die Linke], qui représente un parti municipal progressiste [Berlin], libéral-socialiste [il anime la politique culturelle du maire SPD Michael Müller].
Mais en même temps, vous avez des gens qui ont passé toute leur vie au sommet dans des petits groupes minoritaires de gauche à l’Ouest. Ensuite, il y a Sahra Wagenknecht, qui suscite beaucoup d’attention, mais qui pense surtout à elle-même, car cela lui rapporte encore plus d’attention et de ventes de livres si elle déclenche des conflits au sein de son propre parti. Enfin, on trouve des politiciens qui défendent les promesses de liberté et d’émancipation du mouvement ouvrier socialiste, et en même temps d’autres qui pensent que Poutine est déjà un type formidable, notamment parce qu’il est «contre l’Occident». Ensuite, il y a les personnes qui posent avec des caudillos autoritaires du Venezuela ou d’ailleurs.
En plus de cela, vous avez un parti qui place dans toutes les fonctions supérieures – président de parti et de groupe parlementaire – des représentants de tous les sous-groupes et courants, afin d’éviter les processus de clarification, puisque le parti se considère historiquement comme un creuset des milieux les plus divers. Ce qui est désespérément écrasant pour les figures de proue du parti. Soit ils entrent en conflit les uns avec les autres, soit ils essaient d’équilibrer le cirque des puces de manière coopérative et consensuelle. Ils cherchent à les maintenir ensemble, mais ils ne peuvent pas y arriver parce qu’il y aura toujours quelqu’un, quelque part, qui abandonnera, parce que ceux qui abandonnent n’ont aucune conséquence à craindre, puisque le but est d’éviter les processus de clarification. C’est une spirale qui dure éternellement, ou plus précisément: où tout va de mal en pis, parce que les personnes concernées accumulent de plus en plus d’antécédents conflictuels et finissent par se détester.
Avec ce florilège de causes nourrissant les problèmes de Die Linke, il ne faut pas oublier une chose: le parti a connu un succès particulier lorsqu’il était à la fois un parti socialiste démocratique et un représentant des intérêts de l’Allemagne de l’Est, ainsi qu’un parti antisystème qui recueillait toutes les protestations. Mais c’est presque impossible aujourd’hui. Les électeurs relativement apolitiques qui pensent que le mode de vie de l’Allemagne de l’Est n’est pas respecté, les électeurs qui pensent que «les élites» n’ont que leurs propres intérêts en tête, que les valeurs des gens ordinaires ne comptent plus, ce sont ces personnes qui ont voté pour le PDS ou Die Linke à l’Est, il y a une ou deux décennies. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux votent pour l’AfD (Alternative für Deutschland). Et les électeurs de gauche de Die Linke, au moins lors des élections régionales, votent également pour les sociaux-démocrates, parfois même pour la CDU, simplement pour éviter le renforcement de l’AfD. La montée de la droite radicale entraîne un effet de ralliement en faveur des partis démocratiques les plus forts dans chaque cas, sauf en Thuringe où cela a profité à Die Linke et à Bodo Ramelow.
Le parti ne peut pas résoudre tout cela si facilement, ne serait-ce que parce que les causes sont si diverses. Certaines sont auto-infligées, d’autres sont le résultat de processus historiques que personne au sein du parti ne peut changer. Il serait probablement utile de permettre à certains processus de clarification et à certaines personnalités de relief de représenter le parti. Là où cela est possible, les choses se passent encore bien. En Thuringe, vous savez ce que vous obtenez lorsque vous votez pour Ramelow; à Berlin, vous savez ce que Klaus Lederer et son équipe représentent. Mais qui pourrait dire cela pour Die Linke dans son ensemble?