Aníbal Quijano, Centro de Investigaciones Sociales (CIES), Lima
La mondialisation en cours est, avant tout, l’aboutissement d’un processus inauguré par la constitution de l’Amérique et celle du capitalisme colonial/moderne et eurocentré en tant que nouveau modèle de pouvoir (patrón de poder) mondial. L’un des axes fondamentaux de ce modèle de pouvoir est une classification sociale de la population mondiale fondée sur l’idée de race,une construction mentale qui rend compte de l’expérience essentielle de la domination coloniale et qui, depuis, imprègne les dimensions majeures du pouvoir mondial, et parmi elles, sa rationalité spécifique, l’eurocentrisme. Cet axe, d’origine et de caractère colonial, s’est révélé plus durable et plus stable que le colonialisme, dans la matrice duquel il fut établi. Ceci implique, par conséquent, que la colonialité constitue une composante du modèle de pouvoir aujourd’hui hégémonique au niveau mondial. Dans les propos qui suivent il s’agira principalement de formuler un certain nombre de questionnements théoriques à propos des implications de cette colonialité du pouvoir à l’égard de l’histoire de l’Amérique latine.
L’Amérique et le nouveau modèle de pouvoir mondial
L’Amérique fut constituée comme le premier espace-temps d’un nouveau modèle de pouvoir à vocation mondiale et, de la sorte et pour cette raison, comme la première identité de la modernité. Deux processus historiques convergèrent et s’associèrent dans la production de cet espace-temps, et s’établirent comme les deux axes fondamentaux du nouveau modèle de pouvoir. D’une part, la codification des différences entre conquistadores (conquérants) et conquistados (conquis) au travers de l’idée de race, c’est-à-dire une structure biologique supposée différente qui plaçait les uns en situation d’infériorité naturelle par rapport aux autres. Cette idée fut intégrée par les conquistadores en tant que principal élément constitutif, fondateur, des relations de domination que la conquête imposait. La classification de la population d’Amérique, puis de celle du monde, s’opéra donc sur cette base au sein de ce nouveau modèle de pouvoir. D’autre part, toutes les formes historiques de contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits, furent articulées autour du capital et du marché mondial.
La race : une catégorie mentale de la modernité
L’idée de race, dans son acception moderne, n’a pas d’histoire connue avant la conquête de l’Amérique. Peut-être émergea-t-elle en référence aux différences phénotypiques entre conquistadores et conquistados, mais ce qui importe est qu’elle fut très vite élaborée en référence aux supposées différences de structure biologique entre ces groupes.
En Amérique, la formation de rapports sociaux fondés sur cette idée donna lieu à la production d’identités sociales historiquement nouvelles – Indiens, Noirs, Métis – et en redéfinit d’autres. Ainsi, des termes tels qu’Espagnol ou Portugais, et par la suite Européen, qui jusqu’alors n’indiquaient que la provenance géographique ou le pays d’origine, acquirent dès lors également, en référence aux nouvelles identités, une connotation raciale. Et dans la mesure où les rapports sociaux qui étaient en train de se configurer étaient des rapports de domination, une stricte corrélation fut établie entre ces identités et des positions hiérarchiques, des lieux et des rôles sociaux ; ces identités prenant ainsi place au sein du modèle de domination coloniale qui s’imposait. En d’autres termes, la race et l’identité raciale furent établies en tant qu’instruments de classification sociale première de la population.
Avec le temps, les colonisateurs codifièrent les traits phénotypiques des colonisés au travers de la couleur et en firent la caractéristique emblématique de la catégorie raciale. Cette codification fut probablement instaurée initialement dans l’aire britannico-américaine. Les Noirs y étaient non seulement le groupe le plus soumis à l’exploitation, la majeure partie de l’économie reposant sur leur travail, mais ils étaient surtout la race colonisée la plus importante puisque les Indiens ne faisaient pas partie intégrante de cette société coloniale. Ainsi, les dominants se dénommèrent eux-mêmes « Blancs »1.
En Amérique, l’idée de race fut une manière de légitimer les relations de domination imposées par la conquête. La constitution postérieure de l’Europe comme nouvelle id-entité après la conquête de l’Amérique, ainsi que l’expansion du colonialisme européen dans le reste du monde, conduisirent à la formation de la perspective de connaissance eurocentrique ainsi qu’à l’élaboration théorique de l’idée de race comme naturalisation de ces rapports de domination coloniaux entre Européens et non-Européens. Historiquement, ceci signifia une nouvelle manière de légitimer les idées et pratiques, déjà anciennes, de relations de supériorité/infériorité entre dominés et dominants. La race s’est depuis lors révélée être l’instrument de domination sociale universelle le plus efficace et le plus durable, en tant qu’elle en vint jusqu’à faire dépendre d’elle un autre instrument, l’instrument inter-sexuel ou de genre, également universel, mais plus ancien. Les peuples conquis et dominés furent placés dans une position d’infériorité naturelle, de même que leurs caractéristiques phénotypiques, ainsi que leurs découvertes mentales et culturelles2. C’est ainsi que la race devint le vecteur essentiel de la distribution de la population mondiale parmi les rangs, et dans les lieux et les rôles de la structure de pouvoir de la nouvelle société ; en d’autres termes, la modalité fondamentale de classification sociale universelle de la population mondiale.
Le Capitalisme : la nouvelle structure de contrôle du travail
D’autre part, au cours du processus de constitution historique de l’Amérique, toutes les formes de contrôle et d’exploitation du travail et de contrôle de la production-appropriation-distribution des produits – l’esclavage, la servidumbre, la petite production marchande, la réciprocité et le salariat – furent articulées autour de la relation capital-salaire (dorénavant capital) et du marché mondial. Au sein de cet agencement, aucune de ces formes de contrôle du travail ne constituait le simple prolongement de ses antécédents historiques. Toutes étaient historiquement et sociologiquement nouvelles. En premier lieu, car elles furent délibérément établies et organisées afin de produire des marchandises pour le marché mondial. Deuxièmement, du fait que celles-ci existaient non seulement de manière simultanée dans le même espace-temps, mais en étant toutes et chacune d’entre elles articulées au capital et à son marché, et ainsi, articulées entre elles. Elles configurèrent un nouveau modèle global de contrôle du travail, lui-même constituant une composante cruciale d’un nouveau modèle de pouvoir, dont elles étaient, conjointement et individuellement, dépendantes en termes historico-structurels. Et cela, non seulement du fait de leur position et de leur fonction comme parties subordonnées d’un tout, mais également parce que, sans perdre leurs caractéristiques respectives et sans que ne soit affectée la nature discontinue de leurs relations avec l’ordre d’ensemble et entre elles-mêmes, leur mouvement historique dépendait dorénavant de leur appartenance au modèle de pouvoir mondial. Troisièmement, afin de remplir leurs nouvelles fonctions, chacune d’elles développa par conséquent de nouvelles caractéristiques et de nouvelles configurations historico-structurelles.Dans la mesure où cette structure de contrôle du travail, des ressources et des produits consistait dans l’articulation conjointe de toutes ses formes historiquement connues, s’établissait, pour la première fois dans l’histoire, un modèle global de contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits. Et, se constituant autour et en fonction du capital, son caractère d’ensemble était également capitaliste. Ainsi s’établissait une structure de relations de production nouvelle, originale et singulière dans l’expérience historique du monde : le capitalisme mondial.
Colonialité du pouvoir et capitalisme mondial
Les nouvelles identités historiques produites sur la base de l’idée de race furent associées à des rôles et des positions spécifiques dans la nouvelle structure globale de contrôle du travail. Ces deux éléments, race et division du travail, se trouvèrent donc associés structurellement, se renforçant mutuellement, et ce bien qu’aucun des deux ne fût nécessairement dépendant de l’autre pour exister ou pour se transformer.
C’est ainsi que fut systématiquement imposée une division raciale du travail. Dans l’aire hispanique, la Couronne de Castille décida rapidement la fin de l’esclavage des Indiens afin d’éviter leur extermination complète. Ils furent alors relégués à la servidumbre. On permit à ceux qui vivaient dans leurs communautés de continuer leur pratique traditionnelle de la réciprocité – c’est-à-dire l’échange de force de travail et de travail sans qu’il existe de marché – comme manière de reproduire leur force de travail. Dans certains cas, la noblesse indienne, une faible minorité, fut exemptée de la servidumbre et bénéficia d’un traitement spécial dû à son rôle d’intermédiaire avec la race dominante ; il lui fut également permis d’occuper certaines des fonctions pour lesquelles étaient employés les Espagnols n’appartenant pas à la noblesse. Les Noirs en revanche, furent réduits en esclavage. Les Espagnols et les Portugais, en tant que race dominante, pouvaient percevoir un salaire, être des commerçants indépendants, des artisans indépendants ou des agriculteurs indépendants, en somme des producteurs de marchandises indépendants. Cependant, seuls les nobles pouvaient occuper les postes intermédiaires et élevés de l’administration coloniale, civile et militaire.
A partir du xviiie siècle, en Amérique hispanique, nombre de métis d’Espagnols et de femmes indiennes, une strate sociale alors étendue et importante dans la société coloniale, commencèrent à assurer les mêmes fonctions et à participer aux mêmes activités que les Ibériques non nobles. Dans une moindre mesure, et surtout dans le domaine des activités de service ou qui requéraient des talents ou des compétences particulières (la musique par exemple), ce fut également le cas des plus « blanchis » (ablancados) parmi les métis de femmes noires et d’Ibériques (Espagnols ou Portugais) ; mais, leurs mères étant des esclaves, ceux-ci tardèrent à voir leurs nouveaux rôles légitimés. La distribution raciste du travail au sein du capitalisme colonial/moderne se maintint tout au long de la période coloniale.
Au cours de l’expansion mondiale de la domination coloniale opérée par la même race dominante – les Blancs (ou, à partir du xviiie, les Européens) – le même critère de classification sociale fut imposé à l’échelle du globe à toute la population mondiale. Par conséquent, de nouvelles identités historiques et sociales furent produites : les Jaunes et les Couleurs d’olive (ou Olivacés) vinrent s’ajouter aux Blancs, aux Indiens, aux Noirs et aux Métis. Cette distribution raciste de nouvelles identités sociales fut articulée, tel que cela avait déjà été le cas, avec grand succès, en Amérique, à une distribution raciste du travail et des formes d’exploitation du capitalisme colonial. Celle-ci prit essentiellement la forme d’une association quasi exclusive de la blanchité sociale au salaire et, bien entendu, aux fonctions dirigeantes de l’administration coloniale.
Ainsi, chaque forme de contrôle du travail fut associée à une race particulière. De ce fait, le contrôle d’une forme de travail spécifique pouvait dans le même temps permettre de contrôler un groupe spécifique de sujets dominés. Une nouvelle technologie de domination/exploitation, ici race/travail, s’établit de telle sorte que l’association apparût comme naturelle. Une opération qui, jusqu’ici, a connu un succès exceptionnel.
Colonialité et euro-centrement du capitalisme mondial
La position privilégiée acquise avec la conquête de l’Amérique quant au contrôle de l’or, de l’argent et d’autres marchandises produites par le travail gratuit d’Indiens, de Noirs et de Métis, ainsi que la localisation avantageuse sur la côte atlantique par où devaient nécessairement passer les flux de marchandises à destination du marché mondial, constituèrent pour les Blancs un avantage décisif dans la bataille pour le contrôle des flux commerciaux mondiaux. La monétisation progressive du marché mondial, stimulée et permise par les métaux précieux de l’Amérique, ainsi que le contrôle de ressources si considérables, permit aux Blancs de contrôler le vaste réseau d’échange commercial préexistant qui incluait, essentiellement, la Chine, l’Inde, Ceylan, l’Égypte, la Syrie, les futurs Extrême et Moyen-Orient. De ce fait, ils purent également concentrer le contrôle du capital commercial, du travail et des ressources de production dans l’ensemble du marché mondial. Et tout ceci fut, par la suite, renforcé et consolidé par l’expansion de la domination coloniale blanche sur une population mondiale hétérogène.
Comme on le sait, le contrôle des flux commerciaux mondiaux exercé par les groupes dominants – que cette domination soit nouvelle ou non – dans les zones de l’Atlantique où ils avaient leurs sièges, donna une impulsion à un nouveau processus d’urbanisation dans ces lieux, au développement des échanges commerciaux entre eux, et ainsi à la formation d’un marché régional de plus en plus intégré et monétisé grâce au flux de métaux précieux en provenance d’Amérique. Une région historiquement nouvelle se constituait comme une nouvelle identité géoculturelle : l’Europe, et plus spécifiquement l’Europe occidentale. Cette nouvelle identité géoculturelle émergeait en tant que centre du contrôle du marché mondial. Dans le même mouvement historique, se produisait le déplacement de l’hégémonie des côtes méditerranéennes et des côtes ibériques vers celles de l’Atlantique nord-occidental.
Cette situation de centre du nouveau marché mondial ne permet pas, en elle-même ou à elle seule, d’expliquer pourquoi l’Europe devint également, jusqu’au xixe siècle et pratiquement jusqu’à la crise mondiale autour de 1870, le centre du processus de mercantilisation de la force de travail, c’est-à-dire de développement de la relation capital-salaire comme forme spécifique de contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits. Tandis qu’à l’inverse, l’ensemble des autres régions et populations incorporées au nouveau marché mondial et colonisées, ou en cours de colonisation, sous domination européenne, restaient soumises essentiellement à des relations de travail non salariales, bien que, naturellement, ce travail, ses ressources et ses produits, prenaient place dans une chaîne de transfert de valeur et de bénéfices dont le contrôle revenait à l’Europe occidentale. Dans les régions non européennes, le travail salarié était concentré presque exclusivement parmi les Blancs.
Il n’y a rien dans la relation sociale du capital en elle-même, ou dans les mécanismes du marché mondial, en général dans le capitalisme, qui implique la nécessité historique de la concentration du travail salarié non pas uniquement mais essentiellement en Europe, et, par la suite, précisément sur cette base, de la concentration de la production industrielle capitaliste pendant plus de deux siècles. Un contrôle européo-occidental du travail salarié de n’importe quel secteur de la population mondiale eût été parfaitement réalisable, comme le montre le fait que c’est bien ce qui se produisit après 1870. Il eût en outre été probablement plus avantageux pour les Européens occidentaux. L’explication doit donc être cherchée ailleurs dans l’histoire.
Le fait est que, dès les premiers temps de l’Amérique coloniale, les futurs Européens associèrent le travail non payé ou non salarié aux races dominées, précisément car elles étaient des races inférieures. Le vaste génocide des Indiens au cours des premières décennies de la colonisation ne fut pas causé principalement par la violence de la conquête, ni par les maladies dont les conquistadores étaient porteurs, mais par le fait que ces Indiens furent utilisés comme une main d’œuvre jetable, forcés qu’ils étaient de travailler jusqu’à la mort. La suppression de cette pratique coloniale ne devient effective qu’avec l’échec des encomenderos au milieu du xvie siècle. La réorganisation politique du colonialisme ibérique qui s’ensuivit déboucha sur une nouvelle politique de réorganisation des populations indiennes et de leurs relations avec les colonisateurs. Mais les Indiens ne devinrent pas pour autant des travailleurs libres et salariés. Ils furent dorénavant destinés à la servidumbre non payée. Par ailleurs, la servidumbre des Indiens en Amérique ne saurait être simplement assimilée au servage du féodalisme européen, puisqu’elle n’incluait la protection supposée d’aucun seigneur féodal, ni toujours, ni nécessairement, la possession d’une parcelle de terrain cultivable en guise de salaire. Surtout avant l’Indépendance, la reproduction de la force de travail du siervo indien avait lieu dans les communautés. Néanmoins, plus de cent ans après l’Indépendance, une grande partie de la servidumbre indienne était toujours contrainte de reproduire sa force de travail par ses propres moyens. L’autre forme de travail non salarié ou simplement non payé, le travail esclave, fut destiné exclusivement à la population amenée de la future Afrique et appelée noire.
La classification raciale de la population ainsi que la précoce association des nouvelles identités raciales des colonisés aux formes de contrôle du travail non payées et non salariées, développa parmi les Européens ou Blancs le sentiment que le travail payé était le privilège des Blancs. L’infériorité raciale des colonisés impliquait qu’ils n’étaient pas dignes de percevoir un salaire. Ils étaient naturellement tenus de travailler au profit de leurs maîtres. Encore aujourd’hui, il est relativement aisé d’observer cette attitude parmi les propriétaires terriens blancs, dans quelque endroit du monde que ce soit. Et de nos jours, le salaire moins élevé à travail égal des races inférieures par rapport à celui des Blancs, dans les centres capitalistes, ne saurait, lui non plus, être expliqué sans prendre en considération la classification sociale raciste de la population du monde. En d’autres termes, sans prendre en compte la colonialité du pouvoir capitaliste mondial.
Le contrôle du travail dans le nouveau modèle de pouvoir mondial se constitua ainsi en articulant toutes les formes historiques de contrôle du travail autour de la relation capital-travail salarié et, de la sorte, sous la domination de celle-ci. Mais cette articulation fut constitutivement coloniale car elle se fonda, en premier lieu, sur l’assignation de toutes les formes de travail non payé aux races colonisées, à l’origine les Indiens, les Noirs et, de façon plus complexe, les Métis, en Amérique, et, plus tard, aux autres races colonisées dans le reste du monde, Couleurs d’olive et Jaunes. En second lieu cette articulation reposa sur l’assignation du travail payé, salarié, à la race colonisatrice, les Blancs.
Cette colonialité du contrôle du travail détermina la distribution géographique de chacune des formes intégrées dans le capitalisme mondial. En d’autres termes, elle donna forme à la géographie sociale du capitalisme : le capital, en tant que relation sociale de contrôle du travail salarié, était l’axe autour duquel s’articulaient toutes les autres formes de contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits. Cette position garantissait sa prédominance, et conférait un caractère capitaliste à l’ensemble de cette structure de contrôle du travail. Mais dans le même temps, ce rapport social spécifique fut géographiquement concentré en Europe, et socialement réservé aux Européens dans le monde capitaliste tout entier. De cette façon, et dans cette mesure, l’Europe et l’européanité (lo europeo) se constituèrent en tant que centre du monde capitaliste.
Lorsque Raúl Prebisch forgea la célèbre image de « Centre-Périphérie » afin de décrire la configuration mondiale du capitalisme après la seconde guerre mondiale, il mit en lumière, à dessein ou non, la pierre angulaire du caractère historique de ce modèle de contrôle du travail, de ses ressources et de ses produits – qui fait partie intégrante du nouveau modèle de pouvoir mondial constitué à partir de la conquête de l’Amérique. Le capitalisme mondial fut, dès le départ, colonial/moderne et eurocentré. Sans référence claire à ces caractéristiques historiques spécifiques du capitalisme, le concept même de « système-monde moderne » développé, principalement, par Immanuel Wallerstein à partir de Prebisch et du concept marxien de capitalisme mondial, ne saurait être compris pleinement et de façon appropriée.
Nouveau modèle de pouvoir mondial et nouvelle intersubjectivité mondiale
Une fois assise sa condition de centre du capitalisme mondial, l’Europe, outre le contrôle qu’elle exerçait dorénavant sur le marché mondial, put imposer sa domination coloniale sur toutes les régions et populations de la planète en les incorporant au « système-monde » qui se constituait de la sorte, et à son modèle de pouvoir spécifique. Pour ces régions et ces populations, ceci impliqua un processus de ré-identification historique, puisque depuis l’Europe leur furent attribuées de nouvelles identités géoculturelles. De cette façon, après l’Amérique et l’Europe, furent constituées l’Afrique, l’Asie et, dans une certaine mesure, l’Océanie. La colonialité du nouveau modèle de pouvoir fut, concernant la production de ces nouvelles identités, une des déterminations les plus actives. Cependant les modalités et le niveau de développement politique et culturel, et plus spécifiquement intellectuel, jouèrent également un rôle de premier plan dans chacun des cas. En éludant ces facteurs on ne saurait comprendre pourquoi la catégorie d’Orient fut élaborée comme la seule pourvue de la dignité suffisante pour être l’Autre, bien que par définition inférieur, de l’Occident, sans qu’aucune catégorie équivalente n’ait été forgée pour les Indiens ou les Noirs . Mais cette même omission indique que ces facteurs opérèrent également au sein du modèle raciste de classification sociale universelle de la population mondiale.
L’incorporation à un monde unique dominé par l’Europe d’histoires culturelles si diverses et si hétérogènes, se traduisit par une configuration culturelle, intellectuelle, en somme intersubjective, équivalente à l’articulation de toutes les formes de contrôle du travail autour du capital, afin d’établir le capitalisme mondial. En effet, toutes les expériences, les histoires, les ressources et les productions culturelles, finirent elles aussi par s’articuler au sein d’un unique ordre culturel global formé autour de l’hégémonie européenne et occidentale. En d’autres termes, en tant que partie intégrante du nouveau modèle de pouvoir mondial, l’Europe plaça également sous son hégémonie le contrôle de toutes les formes de contrôle de la subjectivité, de la culture, et en particulier de la connaissance, de la production de connaissance.
Au cours du processus qui allait conduire à ce résultat, les colonisateurs se livrèrent à diverses opérations qui rendent compte des conditions ayant mené à la configuration d’un nouvel univers de relations intersubjectives de domination entre, d’une part, l’Europe et l’européanité (lo europeo), et, d’autre part, les autres régions et populations du monde, qui se voyaient attribuer, au cours du même processus, de nouvelles identités géoculturelles. En premier lieu, les colonisateurs dépossédèrent les populations colonisées de celles parmi leurs découvertes culturelles qui s’avéraient les plus utiles pour le développement du capitalisme et au bénéfice du centre européen. En deuxième lieu, ils réprimèrent autant qu’ils le purent, c’est-à-dire dans des mesures variables, les formes de production de connaissance des colonisés, leurs modèles de production de sens, leurs univers symboliques, leurs modèles d’expression et d’objectivation de la subjectivité. Dans ce domaine la répression fut, comme on le sait, plus violente, profonde et durable parmi les Indiens de l’Amérique ibérique, condamnés à être une sous-culture paysanne, illettrée, du fait de la spoliation de leur héritage intellectuel objectivé. Un processus équivalent eut lieu en Afrique. Dans le cas de l’Asie, la répression fut sans aucun doute bien moins forte et permit ainsi qu’une partie importante de l’histoire et de l’héritage intellectuel écrit fût préservée. C’est précisément cela qui fut à l’origine de la catégorie d’Orient. En troisième lieu, les colonisateurs forcèrent – là aussi dans des mesures variables selon les cas – les colonisés à apprendre partiellement la culture des dominants, dans tous les domaines utiles à la reproduction de la domination, qu’il s’agisse de l’activité matérielle, technologique ou de l’activité subjective, en particulier religieuse. Tel est bien le cas de la religiosité judéo-chrétienne. Tout ce processus accidenté impliqua à long terme une colonisation des perspectives cognitives, des façons de produire ou de donner sens aux résultats de l’expérience matérielle ou intersubjective, de l’imaginaire, de l’univers de relations intersubjectives du monde, de la culture en somme.
Enfin, le fait que l’Europe ait réussi à devenir le centre du système-monde moderne, selon la formule judicieuse de Wallerstein, développa chez les Européens une caractéristique commune à tous les dominateurs coloniaux et impériaux de l’histoire, l’ethnocentrisme. Mais, dans le cas européen, cette caractéristique reposait sur un fondement et une justification particuliers : la classification raciale de la population du monde après la conquête de l’Amérique. L’association de ces deux phénomènes, l’ethnocentrisme colonial et la classification raciale universelle, permet d’expliquer pourquoi les Européens furent conduits à se sentir non seulement supérieurs à tous les autres peuples du monde, mais, plus spécifiquement, naturellement supérieurs. Cette instance historique s’exprima au travers d’une opération mentale d’une importance fondamentale pour l’ensemble du modèle de pouvoir mondial, surtout sur le plan des relations intersubjectives hégémoniques en son sein et, en particulier, par rapport à sa perspective de connaissance : les Européens générèrent une nouvelle perspective temporelle de l’histoire et re-situèrent les peuples colonisés, ainsi que leurs histoires et cultures respectives, dans le passé sur une trajectoire historique dont l’aboutissement était l’Europe. Mais, significativement, ils le firent non sur une même ligne continue comprenant les Européens, mais dans une autre catégorie naturellement différente. Les peuples colonisés étaient des races inférieures et, partant, antérieurs aux Européens.
Suivant cette perspective, la modernité et la rationalité furent conçues comme étant des expériences et des produits exclusivement européens. De ce point de vue, les relations intersubjectives et culturelles entre l’Europe, l’Europe occidentale s’entend, et le reste du monde, furent codifiées au moyen d’un jeu entier de nouvelles catégories : Orient/Occident, primitif/civilisé, magique-mythique/scientifique, irrationnel/rationnel, traditionnel/moderne ; en somme Europe/non-Europe. Même ainsi, la seule catégorie ayant eu l’honneur d’être reconnue en tant qu’Autre de l’Europe, ou « Occident », fut l’ « Orient », et non les « Indiens » d’Amérique, ni les « Noirs » d’Afrique. Ceux-ci étaient simplement des « primitifs ». La race constitue assurément la catégorie fondamentale sous-jacente à cette codification des relations entre européen et non-européen. Cette perspective de connaissance binaire et dualiste, propre à l’eurocentrisme, imposa son hégémonie au monde entier dans le sillage de l’expansion de la domination coloniale de l’Europe sur le reste du monde. On ne saurait expliquer d’une autre manière, du moins de façon satisfaisante, l’instauration de l’eurocentrisme comme perspective de connaissance hégémonique, celle de la version eurocentrique de la modernité et de ses deux principaux mythes fondateurs : premièrement, l’idée-image de l’histoire de la civilisation humaine comme une trajectoire qui part d’un état de nature et aboutit en Europe. Et deuxièmement, l’opération qui confère aux différences entre Europe et non-Europe le sens de différences de nature (raciale) et non de différences ressortissant à l’histoire du pouvoir. Ces mythes peuvent tous deux être, de toute évidence, identifiés au fondement de l’évolutionnisme et du dualisme, deux des pierres angulaires de l’eurocentrisme.
Notes
- L’invention de la catégorie de couleur – d’abord comme l’indication la plus visible de la race, par la suite simplement comme son équivalent – tout comme celle de la catégorie spécifique de blanc, requièrent encore des recherches historiques plus approfondies. Reste qu’il s’agit très probablement d’inventions britannico-américaines, dans la mesure où on ne trouve pas de traces de ces catégories dans les chroniques et autres documents des cent premières années du colonialisme ibérique en Amérique. les Ibères qui étaient plus ou moins familiers de ces derniers bien avant la Conquête, ne se référèrent jamais à eux en termes raciaux avant l’apparition de l’Amérique. non aux « Noirs ».
- L’idée de race est, littéralement, une invention. Elle n’a rien à voir avec la structure biologique de l’espèce humaine. Quant aux traits phénotypiques, ceux-ci sont évidemment inscrits dans le code génétique des individus et des groupes et sont, dans ce sens spécifique, biologiques. Cependant, ils n’ont aucune relation avec aucun des sous-systèmes et processus biologiques de l’organisme humain ; en incluant bien sûr ceux qui sont impliqués dans les sous-systèmes neurologiques et mentaux et leurs fonctions.