Ces dernières années, l’Amérique latine est passée du « consensus de Washington » au « consensus des matières premières », dont le modèle « extractiviste » est partie intégrante. Dans ce contexte, le rôle de l’État et les frontières entre politiques gouvernementales se sont modifiés, et les conflits socio-environnementaux ont explosé et pris un tour éco-territorial. Est en jeu la définition même du développement et de la démocratie.
Au cours de la dernière décennie, l’Amérique latine est passée du « consensus de Washington », basé sur la valorisation financière, au « consensus des commodities » (dorénavant, « consensus des matières premières »), fondé sur l’exportation de matières premières à grande échelle. Même si l’exploitation et l’exportation de biens naturels ne sont pas des activités nouvelles dans la région, ces vingt dernières années, dans un contexte de changement de modèle d’accumulation, le nombre de projets relatifs au contrôle, à l’extraction et à l’exportation de biens naturels, sans valeur ajoutée majeure, a augmenté.
Le consensus des matières premières vise à souligner l’entrée dans un nouvel ordre économique et politique, encouragée par la flambée des prix internationaux des matières premières et des biens de consommations, de plus en plus demandés par les pays centraux et les puissances émergentes. La plupart des produits de base destinés à l’exportation dans la région ont connu une croissance vertigineuse ces dernières années. Cependant, ce modèle de croissance présente de nombreuses failles structurelles.
Failles du « consensus des matières premières » et de l’« extractivisme »
La demande de matières premières et de biens de consommation donne lieu à un processus impressionnant de « reprimarisation » des économies latino-américaines, phénomène aggravé par l’arrivée de puissances émergentes. C’est le cas de la Chine, devenue aujourd’hui le deuxième partenaire commercial de la région. Les produits agricoles et les minerais constituent les principales exportations de l’Amérique latine vers la Chine, alors que celle-ci exporte des marchandises au contenu de plus en plus technologique.
Ce processus d’échange inégal n’a pas seulement contribué à l’augmentation du prix des matières premières, mais a aussi accentué la reprimarisation des économies latino-américaines (Thomas, 2012). Il s’accompagne d’une perte croissante de souveraineté alimentaire, liée aussi bien à l’exportation des denrées alimentaires à grande échelle qu’à l’utilisation de ces dernières, de plus en plus destinées à la consommation du bétail et à la production d’agrocarburants.
En outre, il approfondit la dynamique de dépossession (Harvey, 2004) ou de dépouillement des terres, des ressources et des territoires, tout en générant de nouvelles formes de dépendance et de domination. Une grande partie de la littérature critique latinoaméricaine évoque la consolidation d’un genre de développement « extractiviste » (Gudynas, 2009 ; Schultz & Acosta 2009 ; Svampa & Sola Alvarez, 2010), qui doit être compris comme un modèle d’accumulation basé sur la surexploitation de ressources naturelles, en grande partie non renouvelables, ainsi que sur l’extension des frontières vers des territoires autrefois jugés « improductifs ».
Ainsi défini, l’extractivisme ne comprend pas seulement des activités strictement considérées comme telles (extraction minière, hydrocarbures), mais aussi l’agrobusiness ou la production d’agrocarburants qui favorisent une logique extractiviste en consolidant un modèle tendanciellement monoproducteur, déstructurent et recodifient les territoires, détruisent la biodiversité et amplifient le processus d’accaparement des terres (Cetri, 2012). La tendance extractiviste comprend également les projets d’infrastructures de transports, d’énergie et de communications (couloirs
interocéaniques, barrages, etc.) prévus par l’Initiative d’intégration de l’infrastructure de la région sud-américaine (IIRSA), et qui a pour objectif principal de faciliter l’extraction et l’exportation des produits.
Ce modèle extractiviste se caractérise par des activités génératrices de capital et non d’emploi, la concentration économique (grandes firmes transnationales), la spécialisation productive, et les risques qu’elles représentent. Ce type de projets tend à renforcer les enclaves exportatrices, qui entraînent une fragmentation sociale et régionale importante, et finissent par créer des espaces socioproductifs dépendant du marché international (Voces de Alerta, 2011). Enfin, il disqualifie d’autres logiques de valorisation de ces territoires, considérés par le capital comme pouvant être sacrifiés.
Le recours au terme de « consensus » a le mérite d’invoquer non seulement un ordre économique, mais aussi la consolidation d’un système de domination, différent de celui des années 1990, car il se réfère moins à l’émergence d’un discours unique qu’à un certain nombre d’ambivalences, de contradictions et de paradoxes qui marquent la coexistence et l’enchevêtrement des idéologies néolibérales et néodéveloppementalistes progressistes. Il y a à la fois rupture et continuité.
D’une part, les transformations de l’État national et la politique des privatisations des biens publics réalisées dans les années 1990, ont posé les bases permettant l’expansion actuelle du modèle extractiviste, et garantissant une « sécurité juridique » pour les capitaux et une rentabilité entrepreneuriale élevée. Ces bases – avec des variations spécifiques – ont été confirmées dans leurs grandes lignes.
D’autre part, des éléments importants de différentiation et de rupture existent. Le consensus des matières premières se concentre sur la mise en oeuvre massive de projets d’extraction orientés vers l’exportation, créant un espace de plus grande flexibilité quant au rôle de l’État. Cela permet la coexistence de gouvernements progressistes, ayant remis en question le consensus néolibéral, avec des gouvernements qui poursuivent une politique conservatrice dans le cadre du néolibéralisme. Se met donc en place un espace « postnéolibéral », qui ne signifie toutefois pas la sortie du néolibéralisme.
Processus d’écologisation des luttes sociales
Une des conséquences de la tendance extractiviste actuelle est l’explosion de conflits socio-environnementaux ; nous entendons par là, les conflits liés à l’accès et au contrôle des ressources naturelles et du territoire, qui supposent de la part des acteurs concernés, des intérêts et des valeurs divergents, dans un contexte de grande asymétrie de pouvoir, et expriment différentes conceptions concernant le territoire, la nature et l’environnement. Dans la mesure où les différents mégaprojets progressent très rapidement, sans le consentement des populations, et tendent à reconfigurer le territoire dans son ensemble, non seulement ils compromettent les formes économiques et sociales existantes, mais ils portent également préjudice à la portée même du concept de « développement » et à la notion de « démocratie ». Tout cela engendre des divisions importantes au sein de la société, ainsi qu’une spirale de criminalisation et de répression des résistances (Cetri, 2011).
Dans ce contexte, l’explosion de conflits socio-environnementaux a causé « l’écologisation des luttes indigènes et paysannes, et l’émergence d’une pensée environnementale latino-américaine » (Leff, 2006). Apparaissent de nouveaux mouvements diversifiés, de nature « polyclassiste », caractérisés par un dynamisme « assembléiste » et une importante demande d’autonomie. De notre point de vue, la coordination entre différents acteurs (mouvements indigènes et paysans, ONG…) est l’élément le plus novateur, et s’est traduit par un échange de savoirs et la valorisation des savoirs locaux. Cette dynamique alliant l’action directe à l’action institutionnelle (audiences publiques, propositions de loi), a pour acteurs centraux les jeunes et les femmes.
Les conflits socio-environnementaux sont caractérisés par des dimensions multiples, de différents niveaux, qui concernent un réseau complexe d’acteurs locaux, régionaux, étatiques et mondiaux. Se cristallisent, d’un côté, des alliances entre les firmes transnationales et les États, qui encouragent un modèle de développement précis et, d’un autre côté, des résistances provenant des communautés locales, qui remettent en question un tel modèle. La localisation du conflit se traduit par une dégradation encore plus importante des droits civils, réduits à l’intervention des autorités judiciaires et des administrations municipales et/ou provinciales, dont le degré de vulnérabilité face aux acteurs mondiaux est supérieur à celui de leurs homologues nationaux.
Malgré cette tendance à l’imbrication locale des conflits, la création d’espaces de croisements et l’articulation progressive d’un « réseau de territoires » (Santos, 2005) englobe aussi bien le local que le national, voire le sous-continental, et situe le processus dans la continuité de l’internationalisme présent en Amérique latine depuis la mise en place de « Forums sociaux ». Parmi les réseaux présents aujourd’hui en Amérique latine, citons la Confédération nationale des communautés touchées par les industries minières (Conacami) créée en 1999 au Pérou, l’Union des assemblées citoyennes (UAC) apparue en 2006 en Argentine, l’Assemblée nationale des victimes environnementales (ANAA) créée en 2008 au Mexique, la Coordinatrice andine des organisations indigènes (CAOI) qui, depuis 2006, regroupe des organisations du Pérou, de la Bolivie, de la Colombie, du Chili et, en moindre mesure, d’Argentine, l’Observatoire latino-américain des conflits environnementaux (OLCA) créé en 1991, et l’Observatoire des conflits miniers d’Amérique latine (OCMAL) qui existe depuis 1997 et réunit plus de quarante organisations.
Ces réseaux opposent une valorisation de la territorialité alternative à la vision économico-efficiente et « développementaliste ». Dans certains cas, ils stimulent l’adoption de lois et de règlements, avec pour objectif la construction d’une nouvelle institutionnalité environnementale, comme c’est le cas en Équateur. Parmi toutes les activités extractives, l’exploitation métallifère à grande échelle est la plus controversée. En effet, il n’y a pas un pays latino-américain où de grands projets sont mis en oeuvre qui ne connaisse de conflits sociaux. D’après OCMAL, il existe cent vingt conflits actifs, impliquant plus de cent cinquante communautés à travers toute la région. Pour le Pérou seulement, les conflits dus à l’activité minière représentent 70 % des conflits socio-environnementaux, et ces derniers représentent eux-mêmes 50 % de tous les conflits sociaux existants dans ce pays.
Tournant éco-territorial
Les luttes socio-environnementales en Amérique latine ont posé les bases du tournant éco-territorial, c’est-à-dire le croisement novateur entre la matrice indigène et paysanne, la défense du territoire et le discours environnementaliste. Les biens communs, la souveraineté alimentaire, la justice environnementale et le buen vivir sont quelques-uns des thèmes qui expriment ce croisement. Dans ce cadre, les biens naturels ne doivent pas être considérés comme des marchandises pures et simples ni uniquement comme des ressources naturelles stratégiques.
Dans le contexte latino-américain, la référence faite de manière récurrente aux biens communs semble liée à la notion de territoire et de territorialité. Bien sûr, le terme désigne ces biens qui garantissent et soutiennent des formes de vie sur un territoire donné. Les divergences ne concernent pas seulement dès lors les « ressources naturelles », mais aussi un certain « mode de territorialité », basé sur un langage visant à protéger ce qui est « commun » dans le cadre d’une conception « forte » de la durabilité. C’est précisément la méconnaissance de ces aspects qui font que ces territoires sont considérés comme des « zones de sacrifice ».
La valorisation du territoire liée aux communautés indigènes et paysannes s’inscrit dans la défense dramatique du droit à l’autodétermination des peuples autochtones, exprimé dans la convention n° 169 de l’OIT, et repris dans la plupart des constitutions latinoaméricaines. Ce droit est devenu un outil dans la lutte pour obtenir le contrôle et/ou la récupération du territoire, mais est menacé par l’actuel modèle de développement extractiviste.
La souveraineté alimentaire, elle aussi liée à la notion de biens communs, est un des autres thèmes abordés par le tournant écoterritorial. Elle marque le droit des peuples à produire des aliments et le droit à décider ce qu’ils veulent consommer et comment ils veulent le faire. Cette thématique, développée par Via Campesina, implique la reconnaissance des droits des paysans. De même, le tournant éco-territorial présente des points communs importants avec ce que l’on appelle « la justice environnementale » née dans les années 1980 dans des communautés noires aux États-Unis.
Cependant, ce concept tend à être remplacé par d’autres, comme celui du buen vivir, qui a le plus contribué à la dynamique de l’actuel tournant éco-territorial. Lié à la vision du monde des indigènes andins, il constitue l’un des thèmes d’origine latino-américaine les plus mobilisateurs et jette des ponts entre le passé et l’avenir, entre la matrice communautaire, le langage territorial et la vision écologiste. Il s’agit d’un « concept en construction » et, par conséquent, également objet de litige. Deux constitutions latinoaméricaines – celles de l’Équateur et de la Bolivie – ont intégré cette notion.
En Équateur, le gouvernement a élaboré un plan national pour le buen vivir 2009-2013, qui prévoit, outre le « retour de l’État », un changement dans le modèle d’accumulation, allant plus loin que la monoproduction, vers un développement endogène, « biocentré », fondé sur l’exploitation positive de la biodiversité, la connaissance et le tourisme. Au-delà des différentes appréhensions, le buen vivir implique une dimension environnementale forte, dans la mesure où il postule une autre vision de la nature, fondée sur la rupture avec l’idéologie du processus (Gudynas, 2011). Cependant, le concept pourrait être vidé rapidement de son sens, voire être vampirisé par le biais de diverses rhétoriques gouvernementales.
Enfin, il existe un dernier thème associé au tournant éco-territorial, celui des droits de la nature. Ce concept renvoie à une approche juridico-philosophique basée sur l’écologie profonde, qui apparaît pour la première fois dans la nouvelle constitution équatorienne. Dans cette constitution, la nature est un sujet de droits incluant « le droit à ce que soient intégralement respectés son existence, le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs » (article 71).
« Vision de l’Eldorado », conflits et tensions territoriales
Le tournant éco-territorial tend à développer une importante capacité mobilisatrice, ainsi qu’à mettre en place de nouveaux thèmes, tout en visant à étendre les frontières du droit. Il exprime un différend sociétal autour de ce que l’on entend ou devrait entendre par « vrai développement », « souveraineté », « démocratie »… Il pose la question de la démocratisation des décisions, et du droit des peuples à dire « non » à des projets qui portent considérablement atteinte aux conditions de vie des groupes les plus vulnérables et compromettent l’avenir des générations futures.
Certes, les thèmes avancés ont une réelle résonance sociale, vu qu’ils sont inscrits dans l’agenda politique et parlementaire, mais ils sont loin d’être devenus des débats de société et les espoirs que de nombreux citoyens fondent sur les politiques publiques et les transformations sociales entreprises par les gouvernements progressistes occultent, minimisent et tendent à neutraliser la puissance de ces interprétations contestataires.
En outre, il existe d’autres obstacles, liés aux difficultés propres aux mouvements. Ceux-ci subissent parfois des exigences contradictoires et la persistance d’imaginaires sociaux déterminés concernant le développement. Ainsi, l’une des difficultés est illustrée par la primauté d’une « vision de l’Eldorado » (Zavaleta, 1986) sur les ressources naturelles. Cette expression met en avant l’idée de « l’un des mythes les plus fondateurs et primitifs en Amérique latine », celui « de l’excédent », lié à une découverte matérielle soudaine – d’une ressource ou d’un bien naturel – qui génère un excédent comme par magie, et « qui, en général, n’a pas été utilisé de façon équilibrée ». « La vision de l’Eldorado » représente une expression régionale de l’illusion développementaliste actuelle.
Il existe différentes logiques de territorialité, selon que l’on se réfère aux grands acteurs économiques (multinationales, élites économiques), aux États (à différents niveaux) ou aux divers acteurs sociaux organisés intervenant dans le conflit. Alors que les logiques territoriales des firmes et des élites économiques font partie d’un paradigme économiciste, qui cherche à transformer les espaces où se trouvent les ressources naturelles, jugées stratégiques, en territoires efficaces et productifs, la logique de l’État se manifeste généralement dans un espace à géométrie variable.
En ce qui concerne l’Argentine, durant les dernières années, ont eu lieu plusieurs conflits qui ont contribué à inscrire la question environnementale dans l’agenda public. Certains de ces conflits y ont contribué de manière directe, comme celui engagé avec l’Uruguay pour l’installation d’usines de pâte à papier, ou la question de la pollution du bassin du fleuve Riachuelo, ou encore la discussion au Congrès concernant la loi nationale sur la protection des glaciers (2010). D’autres conflits, tel que celui engagé entre le gouvernement national et les entreprises agricoles (2008), ont éclairé de manière plus indirecte le processus de dépossession, surtout dans les provinces du Nord, avec la propagation du soja.
À cela vient s’ajouter le fait qu’en décembre 2011, le gouvernement Kirchner a adopté une nouvelle loi antiterroriste, qui rend encore plus diffuse la forme pénale du « terrorisme », étendant son application – comme dans le cas équatorien – aux organisations qui financeraient de tels actes. Cette loi a été rejetée par les organisations sociales et de défense des droits de l’homme, y compris par les secteurs qui soutiennent le gouvernement, car tout porte à croire que l’objectif était de pénaliser la protestation sociale. Cela étant, les conflits en rapport avec l’exploitation minière à grande échelle ont évolué du fait de l’adoption de lois provinciales qui limitent l’activité de ce genre d’exploitations utilisant des substances toxiques (Voces de Alerta, 2011).
Début 2012, s’est opéré un changement qui a provoqué le retour de la question minière sur le devant de la scène : les habitants de Famatina, dans la province de la Rioja, se sont à nouveau opposés à l’exploitation minière à grande échelle. En 2007, ils avaient déjà chassé l’entreprise Barrick Gold et étaient parvenus à faire adopter une loi provinciale interdisant l’exploitation minière à grande échelle. Cependant, en 2008, cette loi a été abrogée et a laissé le conflit dans une impasse. Après les élections générales de 2011, la province de la Rioja a signé une nouvelle convention avec une autre entreprise canadienne (Osisko Minning). C’est alors que les habitants ont mis en place un nouveau blocus pour empêcher l’entreprise minière d’avoir accès à la mine. En peu de temps, le blocus s’est transformé en grande révolte nationale, obligeant la province à suspendre la mise en oeuvre du projet. Cette visibilité soudaine de la lutte a suscité une solidarité durable dans les grandes villes d’autres provinces.
Il y a eu également plusieurs épisodes de répression et de criminalisation, qui comprennent même le blocus d’une localité (Andalgalá, dans la province de Catamarca) par des secteurs prominiers. Le gouvernement s’est montré favorable au modèle minier, et, dans un contexte de polarisation politique, a cherché à nier sa responsabilité quant à la logique de dépossession, tout en occultant son alliance évidente avec les industries minières. Aujourd’hui, la critique envers l’extractivisme est propagée par les mouvements socio-territoriaux (pas seulement socio-environnementaux), les collectifs culturels et les intellectuels, liés à la gauche indépendante et à une partie de la gauche partisane et classiste.
Les cas de l’Équateur et de la Bolivie illustrent une situation plus paradoxale. Une des plus grandes interventions faites lors du tournant éco-territorial a été la proposition du gouvernement équatorien, en mai 2007, de ne pas exploiter le pétrole dans le bloc 43 du parc national Yasuní. Autrement dit, on a cherché à laisser le pétrole brut dans le sol, afin de protéger la biodiversité, de soutenir les cultures isolées, de combattre le changement climatique et, enfin, de promouvoir un genre de développement social, basé sur la préservation de la nature et la promotion des énergies alternatives. La communauté internationale participerait en apportant une compensation financière, créant un fond qui serait géré par l’ONU, avec l’aide de l’État équatorien, de la société civile et des contribuables.
Il convient de mentionner que le Yasuní, situé en Amazonie, est la forêt possédant la biodiversité la plus riche de la planète : sur un seul hectare de forêt, on trouve autant d’espèces d’arbres que dans tous les États-Unis et le Canada réunis. De plus, le parc national Yasuní abrite les Huaorani, ainsi que quelques-uns des derniers peuples indigènes qui vivent encore aujourd’hui isolés. C’est sur ces terres que se trouvent les réserves les plus importantes de pétrole équatorien, estimées à 900 millions de barils.
Certaines organisations comme la Confédération nationale des indigènes de l’Équateur (CONAIE) ainsi que certaines ONG de défense de l’environnement, comme Acción Ecológica, illustrent le tournant éco-territorial des luttes. Non seulement parce que c’est dans ce pays qu’ont été ébauchées des avancées juridiques et constitutionnelles importantes concernant les droits de la nature, mais aussi parce que, dans un contexte de vives tensions avec le gouvernement de Rafael Correa, ces acteurs essaient sans relâche d’approfondir le débat sur le développement et sur la sortie nécessaire du modèle extractiviste.
Néanmoins, cela n’a pas suffi à enrayer la mise en oeuvre du modèle d’exploitation minière à grande échelle, qui est, depuis le début, l’un des chevaux de bataille du président équatorien. Il faut prendre en compte qu’en 2008, l’Assemblée constituante a envisagé de déclarer l’Équateur « libre de toute pollution minière ». Or, si effectivement l’Assemblée a déclaré la caducité de milliers de concessions minières illégales et a mis entre parenthèses des milliers de projets extractifs, en janvier 2009, le Parlement a adopté la nouvelle loi minière, approfondissant le modèle extractiviste, luimême fondé sur l’exploitation du pétrole.
Début mars 2012, le gouvernement Correa a signé le premier contrat d’exploitation métallifère à grande échelle en Équateur avec la société Ecuacorrientes S.A., contrat d’une durée de vingt-cinq ans. Quelques jours plus tard, une grande marche de protestation était organisée par la CONAIE, qui faisait circuler une pétition, dont le premier des dix-neuf points était justement l’opposition à l’exploitation métallifère à grande échelle et la demande d’annulation du contrat avec Ecuacorrientes (Ospina, 2012).
Cette progression de l’industrie minière à grande échelle vient, de plus, s’inscrire dans un contexte de confrontation importante entre le discours du président Correa et celui des organisations socio-environnementales, ainsi que dans une escalade de la criminalisation de ces luttes, qualifiées de « sabotage et terrorisme », et qui touche actuellement quelque cent soixante-dix personnes. La discussion sur l’accès au droit à la consultation préalable est dès lors un sujet brûlant. Ainsi, en Équateur, la convention 169 de l’OIT a été ratifiée par la constitution en 1998, mais, dans la pratique, n’a jamais été respectée, et ce droit risque d’être limité et reformulé.
Plus généralement, la « vision de l’Eldorado », promue par les gouvernements progressistes les plus radicaux (Bolivie, Venezuela et Équateur), apparaît aujourd’hui associée à l’action de l’État (producteur et relativement régulateur) et à une série de politiques sociales, dirigées vers les secteurs les plus vulnérables, dont la base même est la rente extractiviste (pétrole et gaz principalement). Certes, il ne faut pas négliger le fait que l’État national, qui est redevenu un acteur économique efficace et, dans certains cas, un agent de redistribution, pourrait récupérer certains outils et certaines capacités institutionnelles.
Cependant, au sein des théories de la gouvernance mondiale, qui repose sur la consolidation d’une nouvelle institutionnalité basée sur des cadres supranationaux et méta-régulateurs, la tendance n’est pas au retour d’un État « méga-acteur » ou à une intervention de celui-ci garantissant des changements de fond. Au contraire, l’hypothèse la plus probable est le retour à un État modérément régulateur, capable de s’installer dans un espace à géométrie variable, en étroite association avec des capitaux privés multinationaux, dont le poids dans les économies nationales ne cesse d’augmenter. Cela pose des limites claires à l’action de l’État national et à la demande même de démocratisation des décisions.
Il ne faut pas non plus oublier que le retour de l’État à ses fonctions redistributives s’appuie sur un tissu social différent que par le passé. Il est le produit des transformations des années néolibérales et, dans de nombreux cas, s’inscrit dans la continuité – ouverte ou cachée – avec les politiques sociales compensatoires prônées dans les années 1990 par la Banque mondiale. Dans ce contexte et malgré ce qu’on en dit, le néodéveloppementalisme progressiste et le néodéveloppementalisme libéral ont des thèmes et des cadres communs, même si le premier cherche à établir un rôle assurément différent à l’État et à la démocratisation.
Par ailleurs, du côté des organisations et des réseaux socioenvironnementaux, de grands problèmes existent. L’un des plus graves est la déconnexion existante entre les acteurs qui luttent contre l’extractivisme et qui sont plus associés au milieu rural et aux petites localités, et les syndicats urbains, qui représentent d’importants secteurs de la société. L’absence de ponts est totale entre ces mouvements. Cela renvoie à la présence d’un imaginaire développementaliste fort chez les travailleurs des grandes villes, généralement étrangers aux questions environnementales. Les mégaprojets, actifs en milieu rural et semi-rural, n’influençant qu’indirectement les villes, ont contribué à renforcer les frontières entre la campagne et la ville, les processus de fragmentation territoriale et de consolidation des enclaves exportatrices.
Fractures de la pensée critique latino-américaine
Que ce soit dans le langage pur de la dépossession (néodéveloppementalisme néolibéral) ou dans celui qui vise à ce que l’État contrôle l’excédent (néodéveloppementalisme progressiste), le modèle actuel de développement s’appuie sur un paradigme extractiviste, se nourrit de l’idée d’« opportunités économiques » ou d’« avantages comparatifs », et participe d’imaginaires sociaux outrepassant les frontières politico-idéologiques que les années 1990 avaient érigées. Ainsi, au-delà des différences et des nuances, ces positions reflètent la tendance à consolider un modèle néocolonial d’appropriation et d’exploitation des biens communs, qui progresse dans les populations depuis une logique verticale (du haut vers le bas), mettant en branle les avancées réalisées dans le domaine de la démocratie participative et instaurant un nouveau cycle de criminalisation et de violation des droits de l’homme.
Néolibéraux et progressistes soulignent le lien entre les mégaprojets et le travail, générant des perspectives d’emplois… qui voient rarement le jour, du fait que ces projets génèrent du capital et non de l’emploi. C’est ce que démontre de manière symbolique le cas de l’exploitation minière à grande échelle, l’une des activités économiques les plus importantes en termes d’intensité de capital (Voces de Alerta, 2011). Ils partagent l’idée que l’Amérique latine a comme destin inéluctable celui d’être une « société exportatrice de la nature », en fonction de la nouvelle division internationale du travail et au nom des avantages comparatifs.
La Bolivie et l’Équateur présentent les scénarios latino-américains les plus paradoxaux et les plus emblématiques quant à la « vision de l’Eldorado ». C’est dans ces pays que, dans le cadre de processus participatifs forts, sont apparus de nouveaux concepts-horizons comme ceux de la décolonisation, de l’État plurinational, des autonomies, du buen vivir et des droits de la nature. En Amérique latine, au-delà du néodéveloppementalisme dominant dans ses versions progressistes et néolibérales, il existe une perspective critique différente, qui remet ouvertement en question le modèle hégémonique de développement extractiviste et sa conception de la nature. En accord avec les questionnements propres aux courants indianistes, le champ de la pensée critique a repris la notion de « post-développement » et promu une critique de l’idéologie du progrès et de la valorisation marchande de la nature.
À l’heure actuelle, la pensée post-développementaliste repose sur trois axes-défis principaux : la création d’un agenda de transition vers un modèle post-extractiviste. L’une des propositions les plus intéressantes et les plus complètes a été faite par le Centre latinoaméricain d’écologie sociale (Gudynas, 2011). Elle stipule que la transition exige un ensemble de politiques publiques permettant d’envisager différemment le lien entre question environnementale et question sociale. Cela requiert de réfléchir et de concevoir « des alternatives au développement », qui doivent être pensées d’un point de vue régional et selon une vision stratégique de changement, dans l’ordre de ce que les peuples autochtones ont appelé « el buen vivir ».
Un exercice intéressant réalisé par les économistes Franke et Sotelo (2011) pour le Pérou prouve la viabilité d’un passage au postextractivisme, grâce à la combinaison d’une réforme de la fiscalité (augmentation des impôts sur les activités d’extraction ou « taxes sur les superprofits », la super-taxe) et d’un « moratoire citoyen » (mines-pétrole-gaz), pour les projets mis en route entre 2007 et 2011. Le deuxième axe fait référence à la nécessité d’examiner à l’échelle locale et régionale les expériences réussies d’« alterdéveloppement » (économie sociale, communautaire et solidaire). Cependant, cela implique un plus grand rôle populaire et une plus importante intervention étatique.
Enfin, le troisième grand défi est de projeter une idée de transformation qui laisse entrevoir un « horizon de désirabilité » (Fundacion Rosa Luxemburg, 2012), en termes de styles et de qualité de vie. La notion de développement perdure, en grande partie, grâce au fait que les habitudes de consommation associées au modèle hégémonique imprègnent l’ensemble de la population. Pour beaucoup, la définition d’une « vie meilleure » semble liée à l’idée de « démocratisation de la consommation », plutôt qu’à la nécessité d’effectuer un changement culturel concernant la production, la consommation et la relation à l’environnement. Reste que la discussion sur le postextractivisme est ouverte, et il est très probable que celle-ci soit un des grands débats latino-américains du 21e siècle.
En guise de conclusion
L’opposition entre, d’une part, les gouvernements latino-américains et, d’autre part, les mouvements et les réseaux socio-environnementaux contestataires autour de la politique extractive, est de plus en plus forte. La criminalisation a augmenté de manière significative. Dans ce contexte de forte conflictualité, le différend concernant le modèle de développement devient un véritable point axial de notre époque. Il ne s’agit pas uniquement d’un débat économique ou environnemental, mais aussi d’un débat politique sur les champs d’application mêmes de la démocratie. La question est de savoir si l’on peut débattre de ce que l’on entend par développement et durabilité ; si l’on parie sur le fait que cette discussion soit informée, participative et démocratique, ou bien, si l’on accepte la domination des élites locales et des grandes entreprises, au nom du nouveau « consensus des matières premières ».
Traduction de l’espagnol : Mandy Bernardini
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Notes
- Version réduite d’un article paru in OSAL – Observatorio Social de América Latina, n° 32, novembre 2012, sous le titre : « Consenso de los commodities, giro ecoterritorial y pensamiento crítico en América Latina ».
- Sociologue, chercheuse indépendante du Conseil national de la recherche scientifique (Conicet), professeur à l’Université nationale de La Plata, Argentine, directrice du programme d’études critiques du développement, membre du conseil éditorial d’Alternatives Sud (Cetri).