Jonathan Durand-Folco
Lorsque l’on examine les réponses possibles à la crise écologique, deux grandes familles de discours peuvent être rapidement dégagées. Certains courants misent sur des solutions économiques, techniques et administratives qui ne remettent pas en question la logique du système capitaliste : développement durable, modernisation écologique, néokeynésianisme vert, économie environnementale néoclassique, géoingénierie, management adaptatif, etc. Des paradigmes alternatifs, par contre, opèrent à divers titres une critique de l’ordre dominant en posant les jalons d’un nouveau modèle de civilisation : écologie profonde, biorégionalisme, écologie sociale, écoféminisme, justice environnementale, écosocialisme, décroissance conviviale, etc. Ces diverses tendances critiques de l’écologie politique se rejoignent sur plusieurs points, mais s’opposent sur certaines questions précises, rappelant ainsi les tensions idéologiques existant entre les courants du mouvement ouvrier du siècle dernier, où marxistes, anarchistes, réformistes et partisans des coopératives se querellaient parfois férocement pour imposer leur conception des finalités et des modalités du changement social.
Si chaque nouveau discours cherche à se démarquer de ses concurrents pour justifier sa nécessité au sein des débats contemporains, cette phase de « narcissisme des petites différences », fort utile pour distinguer dans un premier temps les subtilités théoriques et la pertinence relative de chaque mouvement, doit toutefois laisser place à un « moment synthétique » visant à intégrer les forces de chaque courant pour améliorer l’efficacité pratique des luttes populaires et la construction concrète d’une société libre, démocratique, égalitaire et écologique. C’est dans cet esprit que nous aborderons la décroissance et l’écosocialisme comme deux « moments » d’un même processus dialectique visant le dépassement du productivisme et l’institution d’une société postcapitaliste. Après avoir évoqué brièvement les caractéristiques spécifiques des deux courants et la critique que chacun adresse à son adversaire, nous voudrions proposer une nouvelle perspective en mettant en relief leur articulation potentielle sur le plan temporel dans une dynamique commune. À la manière d’Olivier Besancenot et Michael Löwy qui, dans leur dernier livre Affinités révolutionnaires, nos étoiles rouges et noires1, insistent sur les parentés entre le marxisme révolutionnaire et l’anarchisme libertaire, nous désirons poursuivre ce rapprochement « œcuménique » dans le champ de l’écologie radicale afin de favoriser la solidarité entre marxistes, décroissants et libertaires.
La décroissance contre le marxisme productiviste
Dans son livre Le pari de la décroissance2, l’économiste français Serge Latouche explique que la décroissance est moins un concept théorique qu’un slogan, un « mot-obus » visant à « décoloniser l’imaginaire » et à inciter les individus à changer leur façon de vivre, de produire et de consommer. Il s’agit de « sortir de l’économie » afin d’envisager d’autres valeurs que l’argent, le travail et la surconsommation, projet résumé par l’expression « moins de biens, plus de liens ». Loin de représenter un simple appel à la simplicité volontaire et à la multiplication des initiatives individuelles et collectives en marge de la société actuelle (quoique ces dimensions soient bien présentes), ce courant de pensée explicitement antiproductiviste s’inspire de nombreuses sources philosophiques, sociales et économiques critiques du système technicien, de la société industrielle et de l’idéologie du développement ; pensons à Günther Anders, Cornelius Castoriadis, Bernard Charbonneau, Louis Dumont, Jacques Ellul, Nicholas Georgescu-Roegen, Ivan Illich, André Gorz, Karl Polanyi, François Partant, Majid Rahnema, etc.
Quelles sont les idées communes partagées par des auteurs aussi diversifiés ? La publication du rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance3 en 1972, puis l’échec historique du « socialisme réellement existant » témoignent de la nécessité de dépasser les deux écueils théoriques et pratiques que représentent le « développement durable » et le marxisme orthodoxe, qui poursuivent, chacun à leur manière, les mirages d’une société érigée sur le plein développement des forces productives. La décroissance se constitue ainsi comme un discours alternatif, proposant une réponse à la double impasse de l’environnementalisme réformiste et de la gauche productiviste, lesquels ne remettent aucunement en question le paradigme de la croissance industrielle qui sévit à gauche comme à droite de l’échiquier politique. Comme le rappelle Illich :
Le monopole du mode industriel de production fait des hommes la matière première que travaille l’outil. Et cela n’est plus supportable. Peu importe qu’il s’agisse d’un monopole public ou privé : la dégradation de la nature, la destruction des liens sociaux, la désintégration de l’homme ne pourront jamais servir le peuple. Les idéologies régnantes mettent en lumière les contradictions du système capitaliste. Elles ne fournissent pas le cadre qui permettrait d’analyser la crise du mode industriel de production4.
Contrairement à certaines idées reçues, la décroissance utilise les critiques du développement, de l’utilitarisme, de l’économisme, de l’accélération sociale et des mirages du techno-fix pour esquisser non seulement un nouveau mode de vie plus sobre, plus lent, plus communautaire et plus convivial, mais un véritable « mode de production post-industriel » arc-bouté sur des normes sociales, culturelles, politiques et écologiques nécessaires à la liberté humaine.
Si nous voulons pouvoir dire quelque chose du monde futur, dessiner les contours d’une société à venir qui ne soit pas hyperindustrielle, il nous faut reconnaître l’existence d’échelles et de limites naturelles. L’équilibre de la vie se déploie dans plusieurs dimensions ; fragile et complexe, il ne transgresse pas certaines bornes. Il y a certains seuils à ne pas franchir. Il nous faut reconnaître que l’esclavage humain n’a pas été aboli par la machine, mais en a reçu figure nouvelle. Car, passé un certain seuil, l’outil, de serviteur, devient despote. […] J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil5.
La question de la technique représente sans doute la principale pierre d’achoppement entre les objecteurs de croissance et les marxistes, ces derniers éludant la critique directe des outils de production de biens et services pour se concentrer sur une « analyse différenciée selon les classes ». Ainsi, c’est bien l’appropriation privée ou publique des moyens de production qui constitue la clé de l’émancipation, et non l’élimination de techniques qui seraient intrinsèquement destructrices et aliénantes. Cette conception faisait dire à Lénine que « le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification du pays », et à Trotsky que « le taylorisme, comme technique d’organisation du travail, est mauvais dans son usage capitaliste et bon dans son usage socialiste ». Nous voyons aisément pourquoi cette perspective privilégiait l’industrialisation, le militarisme, la croissance économique et la conquête spatiale, au détriment de la réduction du temps de travail, de l’autogestion, de la décentralisation, de l’agriculture paysanne, de la démocratie directe et d’autres formes de mécanismes de décision qui auraient permis aux communautés et aux classes populaires de se gouverner elles mêmes.
De plus, cet imaginaire productiviste n’est pas le fruit d’une perversion de la pensée de Marx ou d’un « État ouvrier bureaucratiquement dégénéré », mais un élément constitutif de sa doctrine qui voyait dans la révolution industrielle un signe de progrès social et économique. D’où l’opposition de Marx au mouvement des luddites, c’est-à-dire des artisans, tondeurs et tricoteurs qui brisaient les machines au lieu de « comprendre » qu’elles devaient plutôt être appropriées collectivement par la libre association des travailleurs6.
La destruction de nombreuses machines dans les districts manufacturiers anglais pendant les quinze premières années du XIXe siècle, connue sous le nom du mouvement des luddites, fournit au gouvernement antijacobin d’un Sidmouth, d’un Castlereagh et de leurs pareils, le prétexte de violences ultraréactionnaires. Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d’exploitation7.
Cette divergence théorique sur la question de la « machine » induit d’importantes conséquences pratiques, notamment sur le plan stratégique. Contrairement aux objecteurs de croissance, les marxistes révolutionnaires considèrent généralement que le dépassement du capitalisme doit s’opérer par le renversement du système, lequel ne peut se faire au compte-gouttes ou par l’expérimentation de petites solutions alternatives. C’est pourquoi il faut d’abord miser sur les luttes sociales et leur articulation sur le plan politique en vue d’une conquête de l’appareil d’État. Bien que la majorité des socialistes et communistes n’emploient plus aujourd’hui le vocabulaire de la « dictature de prolétariat », il n’en demeure pas moins que la voie royale de la transformation sociale demeure pour eux la résistance des mouvements sociaux combinée à la prise du pouvoir par un parti de masse qui pourrait instaurer des réformes plus ou moins radicales.
Or, le mouvement de la décroissance s’enracine sur un terrain bien différent, davantage ancré sur l’organisation autonome de la société civile. Autonomie, convivialité, institution des biens communs, réhabilitation de l’économie informelle et vernaculaire, monnaies complémentaires, systèmes d’échanges locaux, fiducies foncières communautaires, agriculture urbaine, cohabitation, coopératives de solidarité, ateliers de réparation de vélos, permaculture, écovillages et villes en transition, toute cette myriade d’« utopies concrètes » et d’alternatives économiques et sociales reflète une stratégie des interstices. Il s’agit de reprendre le mot d’ordre d’Herbert Marcuse : « La révolution ne sera ni le résultat de l’action spontanée des masses, ni le résultat de changements institutionnels décrétés par les appareils centraux. Elle requiert la transformation des consciences individuelles et collectives par l’expérimentation de nouvelles formes de vie avant la mise en place d’un nouveau système »8.
Cette tentative de « changement par le bas » peut-elle faire l’économie de réformes structurelles, lesquelles doivent être instaurées sur le terrain des institutions par la lutte politique ? Autrement dit, la décroissance peut-elle représenter un véritable « projet politique » ? Prenons l’exemple concret de la dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) visant à combiner revenu de base, revenu maximum autorisé, extension des sphères de la gratuité, renchérissement du mésusage et monnaies locales. « Il s’agit, selon ses partisans, d’un train de mesures économiques et sociales susceptibles de réduire les inégalités et d’enclencher des cercles vertueux devant nous conduire vers une décroissance, sereine et conviviale. »9 Si ce projet embryonnaire doit bien sûr être expérimenté et adapté dans différents contextes, il n’en demeure pas moins que la « question politique » qui lui est sous-jacente reste insuffisamment théorisée au sein du mouvement de la décroissance, celui-ci prêtant ainsi le flanc aux critiques néomarxistes qui « auraient fait leur devoir » en matière d’écologie en traçant les contours d’un socialisme débarrassé des tares du productivisme.
La critique écosocialiste
Tandis que les partisans de la décroissance et les adeptes de l’écologie radicale puisent une bonne partie de leur inspiration chez les auteurs en marge du paradigme marxiste (William Morris, Henry David Thoreau, Léon Tolstoï, Lewis Mumford, Murray Bookchin), une nouvelle constellation de théoriciens propose aujourd’hui une lecture renouvelée des écrits de Marx et une reformulation du projet socialiste à l’aune des défis du XXIe siècle. John Bellamy Foster, James O’Connor, Joel Kovel, Michael Löwy et Daniel Tanuro mettent au point une série de nouveaux concepts pour aiguiser la critique marxiste de la « catastrophe écologique capitaliste » : « rupture métabolique » entre l’humain et la nature, « deuxième contradiction » entre le système de production et les conditions de production, « cause efficiente de la crise écologique », « impossible capitalisme vert », etc.10 L’écosocialisme reprend à son compte la critique du développement durable et de la gauche traditionnelle, contestant ainsi le monopole des objecteurs de croissance sur la critique du productivisme. Michael Löwy écrit :
L’écosocialisme est donc une proposition radicale – c’est-à-dire s’attaquant à la racine de la crise écologique – qui se distingue aussi bien des variantes productivistes du socialisme du XXe siècle (que ce soit la social-démocratie ou le « communisme » de facture stalinienne) que des courants écologistes qui s’accommodent, d’une façon ou d’une autre, du système capitaliste. Il est une proposition radicale qui vise non seulement à une transformation des rapports de production, à une mutation de l’appareil productif et des modèles de consommation dominants, mais aussi à créer un nouveau paradigme de civilisation, en rupture avec les fondements de la civilisation capitaliste/industrielle occidentale moderne11.
Cette proximité idéologique entre l’écosocialisme et la décroissance manifestet-elle un réel accord de fond ou cache-t-elle des désaccords plus subtils ? Les deux courants sont anticapitalistes, antiproductivistes et prônent un nouveau modèle de société en rupture avec le dogme de la croissance infinie. Or, en dépit de cela, certains écomarxistes n’hésitent pas à tourner les coins ronds, accusant notamment Serge Latouche d’être un relativiste culturel qui rejetterait en bloc l’humanisme occidental, la pensée des Lumières, la démocratie représentative, le développement humain, etc.12 Daniel Tanuro va même jusqu’à le qualifier de « réactionnaire » pour sa posture « après-développement », les objecteurs de croissance tombant dans le piège de la simple critique culturelle de la société de consommation13. Qui plus est, l’insistance sur les petites initiatives laisserait transparaître un volontarisme idéaliste qui évacuerait le point central que « pour véritablement changer les choses dans le capitalisme, il faut lutter »14.
Dans cette perspective, un point central qui distinguerait les marxistes reconvertis aux préceptes de l’écosocialisme est leur souci d’articuler le projet politique aux luttes sociales en cours, que ce soit par la transformation idéologique des partis de gauche radicale15 ou l’alliance des mouvements opposés aux différentes formes d’oppression. Lowy note :
Déjà se manifeste le besoin de convergence et d’articulation cohérente des mouvements sociaux et des mouvements écologistes, des syndicats et des défenseurs de l’environnement, des « rouges » et des « verts » […] Le combat pour une nouvelle civilisation, à la fois plus humaine et plus respectueuse de la nature, passera par une mobilisation de l’ensemble des mouvements sociaux émancipateurs qu’il faut associer. Comme le dit si bien Jorge Riechmann, ce projet ne peut renoncer à aucune des couleurs de l’arc-en-ciel : ni le rouge du mouvement ouvrier anticapitaliste et égalitaire, ni le violet des luttes pour la libération de la femme, ni le blanc des mouvements non violents pour la paix, ni le noir de l’antiautoritarisme des libertaires et des anarchistes, et encore moins le vert de la lutte pour une humanité juste et libre sur une planète habitable16.
Au-delà de leur insistance sur la centralité de la sphère politique et de leur souci de faire converger les luttes populaires, les tenants de l’écosocialisme proposent de remplacer la dictature de la propriété privée et l’anarchie du marché par la socialisation de l’économie et la planification démocratique et écologique. L’idée de « plein-emploi équitable » ou de « transition juste » est parfois invoquée pour obtenir l’appui de la classe ouvrière à la « reconversion écologique » des industries, laquelle implique la fermeture de certaines filiales polluantes et nocives pour le climat et l’ouverture de vastes chantiers comme l’écoconstruction, l’efficacité énergétique, les transports collectifs, etc. Bien que l’on souhaite distinguer soigneusement la « socialisation » et la « nationalisation » de l’économie afin d’éviter les dérives bureaucratiques et centralisatrices d’autrefois, l’État continuera à jouer un rôle non négligeable dans la reconfiguration du système économique.
La planification démocratique associée à la réduction du temps de travail serait un progrès considérable de l’humanité vers ce que Marx appelait « le royaume de la liberté » : l’augmentation du temps libre est en fait une condition à la participation des travailleurs à la discussion démocratique et à la gestion de l’économie comme de la société17.
Bien que les écosocialistes soient également favorables, tout comme les objecteurs de croissance, à l’agriculture paysanne, à l’extension de la gratuité, à la prédominance de la valeur d’usage sur la valeur d’échange, à l’élargissement du « non-marchand » et à la décentralisation des pouvoirs, il n’en demeure pas moins que les néomarxistes répudient généralement l’écoloyalisme et les mirages de l’économie communautaire au profit d’un contrôle démocratique de l’appareil productif à tous les niveaux : local, régional, national, continental et planétaire.
Cette proposition pourrait être appelée « planification démocratique globale ». Même à un tel niveau, il s’agit d’une planification qui s’oppose à ce qui est souvent décrit comme une « planification centrale », car les décisions économiques et sociales ne sont pas prises par un « centre » quelconque, mais déterminées démocratiquement par les populations concernées18.
Pour schématiser la vision du changement social et la perspective économique propre à chaque courant, le mouvement pour la décroissance conçoit généralement la transition écologique comme le passage d’une économie fondée sur le dogme de la croissance infinie et les énergies fossiles à des économies diversifiées, locales, résilientes et faibles en carbone19, tandis que l’écosocialisme envisage une rupture avec le capitalisme par l’appropriation collective de l’appareil productif et la transformation des formes de production et de consommation par le contrôle démocratique des citoyens et des travailleurs. L’accent mis sur l’« économie stationnaire » (steady state economy) et les multiples initiatives citoyennes contraste ainsi avec l’économie verte et planifiée instaurée par le renversement du système par les mouvements sociaux et le Parti écosocialiste. C’est pourquoi il n’est pas exagéré d’établir une analogie historique avec les débats entre marxistes et libertaires qui opposaient jadis lutte politique et autoorganisation, division qui se transpose aujourd’hui, avec certaines nuances, sur le terrain de l’écologie radicale.
Surmonter la dichotomie
Il est donc important de distinguer l’écosocialisme et la décroissance sur le plan théorique (distinction formelle) tout en montrant leur convergence dynamique au niveau pratique (unité réelle). Cela permet de souligner les forces et les points aveugles de chaque mouvement, tout en mettant en relief leur complémentarité dans une stratégie de transformation sociale. Pour ce faire, commençons par distinguer deux choses : d’une part, la forme de société ou les valeurs présidant à l’établissement d’un nouveau modèle de civilisation postcroissance et postcapitaliste ; d’autre part, le processus de transition et les moyens nécessaires pour renverser le système établi et ériger une nouvelle société. Autrement dit, il y a d’un côté le projet de société ou la destination visée, et de l’autre le guide pour l’action et les stratégies de transformation. Selon nous, c’est bien le mouvement pour la décroissance qui esquisse le mieux les contours d’une société libérée des techniques aliénantes à travers son idée maîtresse d’un mode de production post-industriel : la convivialité. Selon Illich :
La solution de la crise exige une volte-face radicale : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. […] Je crois qu’il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et satisfaire les besoins humains qu’il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver sa dimension personnelle et communautaire. […] J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. […] La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces20.
Cette société conviviale n’est pas un lointain objectif ou le fruit de rêveurs des lendemains qui chantent ; elle émerge actuellement dans différents coins de globe à travers un ensemble de pratiques sociales qui préfigurent et incarnent de nouvelles formes de vie. Des individus redécouvrent et inventent déjà une foule d’outils conviviaux, tant en milieu rural qu’urbain : jardins collectifs, vélos, modèles énergétiques de proximité, épiceries autogérées, écologie open source, ateliers participatifs, coopératives de solidarité, « do-it yourself », mouvement « maker », cantines populaires, systèmes d’échange alternatifs, etc. Ces « innovations sociales » ou « utopies concrètes » dessinent le visage sensible d’un mode de production juste, démocratique, écologique et à échelle humaine, lequel est actuellement réprimé par la violence économique et la dynamique destructrice du système capitaliste.
C’est pourquoi la logique interstitielle de la décroissance ne saurait se généraliser sans une lutte simultanée pour des réformes radicales sur le plan institutionnel pour appuyer (ou du moins ne pas réprimer) de nouveaux espaces d’expérimentation, ce qui nécessite un projet politique capable de réunir les mouvements sociaux et une large partie de la population. L’écosocialisme intervient ici comme le moyen terme, le régime de transition plus ou moins turbulent, la rupture démocratique qui doit opérer le passage entre le modèle autoritaire du néolibéralisme extractiviste et la société conviviale. À moins d’un scénario insurrectionnel, lequel n’a pas encore réussi à fonder un autre type de société21, la remise en question de la propriété privée, la transition énergétique et la sortie de l’austérité ne peuvent faire l’économie d’une conquête démocratique du pouvoir politique par la gauche radicale.
L’écosocialisme et la décroissance peuvent donc être distingués sur le plan temporel, comme constituant les deux phases d’un même processus, à la manière du socialisme (écologique) et du communisme (convivial) dans la terminologie marxiste. Si nous devons abandonner l’idée d’une « dictature du prolétariat » par un parti d’avant-garde afin d’éviter les dérives autoritaires des régimes soviétiques ou chinois, nous avons tout de même besoin d’un certain degré de « planification démocratique » de l’économie pour réorienter rapidement la trajectoire historique du système de production qui nous conduit tout droit vers la catastrophe climatique. Néanmoins, ce serait une erreur de sombrer dans l’étatisme productiviste en misant exclusivement sur le secteur public, et c’est pourquoi une grande partie de la production devrait être laissée au secteur de l’économie sociale et solidaire libérée du carcan capitaliste.
Par ailleurs, cette distinction entre écosocialisme comme programme de transition et décroissance comme finalité demeure relative, car elle peut être renversée comme suit : la sortie du capitalisme amènera une décroissance effective de la production globale et permettra de fonder une économie pleinement démocratique ne reposant plus sur les diktats de la logique marchande et de la propriété privée : l’écosocialisme. Qu’on le prenne d’un bord ou d’un autre, l’écosocialisme et la décroissance constituent deux moments d’un même processus, chacun représentant l’objectif de l’autre mouvement.
Combiner l’échelle nationale et municipale
Par ailleurs, ces deux courants peuvent être distingués en fonction de l’échelle privilégiée de la transformation sociale. D’une part, l’écosocialisme s’intéresse davantage à la sphère de l’État, lieu privilégié de la souveraineté populaire et nationale menacée actuellement par les traités de libre-échange, les agences de notation et la férocité des firmes multinationales. Aucune société conviviale ne pourra émerger tant que l’appareil d’État restera au service des intérêts privés, de la croissance économique et des élites financières. Pour contrer les classes dominantes qui démantèlent les services publics et les programmes sociaux, organisent le pillage des ressources naturelles et placent leur argent dans les paradis fiscaux, on ne peut faire l’économie de lois qui devront être modifiées et instaurées pour protéger les groupes vulnérables et l’intérêt général. Comme le rappelle Henri Lacordaire, « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit »22.
La décroissance, d’autre part, insiste sur les initiatives locales et la reconstruction de communautés à échelle humaine, l’impératif de convivialité étant particulièrement sensible à l’échelle la mieux appropriée aux institutions ; lorsque celles-ci dépassent un certain seuil, elles deviennent contre productives et développent un monopole radical. C’est pourquoi les initiatives citoyennes et les expérimentations collectives qui fleurissent à l’heure actuelle s’enracinent à la base, dans la société civile, les villages, les villes et les régions. Autrement dit, alors que l’écosocialisme se concentre sur l’échelle nationale, la décroissance s’intéresse plutôt à l’échelon municipal. Le développement local et régional, l’économie de proximité, les réseaux d’entraide et d’autres moyens de production conviviaux peuvent être multipliés à cette échelle, avec l’aide de la municipalité qui pourrait jouer un rôle important dans leur consolidation.
Assez étrangement, alors que la décroissance semblait être l’aboutissement d’un processus de transformation sociale, la destination « communiste » d’un programme de transition écosocialiste, elle ne vient pas forcément après la conquête du pouvoir d’État. Au contraire, l’action politique municipale et l’amorce de réformes radicales à ce niveau (transports publics gratuits, fiducies foncières communautaires, renforcement de l’économie sociale et solidaire, etc.) pourraient fort bien précéder un changement plus général à l’échelle nationale. La décroissance, prenant appui sur le foisonnement des initiatives locales et sur la reconfiguration de la ville, ne représente donc pas un horizon, mais une condition du changement social. Cela dit, afin de ne pas nous enfermer dans une logique de succession temporelle, cherchant à déterminer une fois pour toutes ce qui doit venir avant et après, il s’agit d’engager une action politique pour opérer une transition sur les deux plans simultanément. Cette stratégie de la « double pince », visant à combiner une stratégie écosocialiste « par le haut » et une prise de pouvoir « par le bas », permettra d’éviter les risques de centralisation, d’autant plus qu’il existera des contre-pouvoirs efficaces dans les différentes municipalités qui auront déjà expérimenté des alternatives sociales et économiques et de nouvelles formes de démocratie délibérative, participative et directe.
Redéfinir l’économie plurielle
Pour approfondir cette articulation des échelles nationales et municipales sur le plan économique, il est également utile de se référer aux réflexions d’André Gorz, un pionnier à la fois dans le champ de l’écosocialisme et dans celui de la décroissance23. Celui-ci préconise l’instauration d’un revenu de base jumelé au partage équitable du temps de travail afin de libérer du temps pour des activités non marchandes et autonomes dans la sphère associative et conviviale. Il distingue ainsi la sphère hétéronome correspondant à la production institutionnelle nécessaire pour répondre aux besoins de base, puis la sphère autonome où chacun peut créer librement et faire ce qu’il veut. Or, il n’est pas possible ni désirable d’abolir complètement la sphère hétéronome au profit d’une autogestion complète, laquelle obligerait chacun à consacrer beaucoup trop de temps aux activités de subsistance. C’est pourquoi la « planification démocratique » relative à l’État devra veiller à la production du nécessaire en laissant place aux autres secteurs de l’économie pour la production des biens et services facultatifs. Gorz écrit :
Le temps est considéré comme la ressource la plus précieuse et l’économie de la sphère de nécessité aura pour principe directeur d’économiser au mieux le temps de travail afin de maximiser le temps disponible. Elle recherchera donc les moyens les plus efficaces pour assurer une haute productivité ; mais cette recherche n’est pas à confondre avec le productivisme : ce n’est plus la maximisation de la production et du profit qui est le but, mais la maximisation du temps libéré, c’està-dire du non-travail et de la non-production. Nul, bien sûr, ne doit être empêché de produire du nécessaire dans son temps disponible, si tel est son bon plaisir. De fait, la substitution partielle de l’autoproduction à la production institutionnelle est d’autant plus probable qu’une politique de libération du temps n’a de sens que si elle rend accessible à tous – dans les quartiers, les communes, les grands immeubles – des ateliers dotés d’une gamme de plus en plus complète d’outils de création, de réparation, de montage et d’autoproduction24.
Cet argument qui met en évidence le fait que le capitalisme ne repose pas sur le développement, mais sur la répression de l’innovation pourra en surprendre plusieurs, mais il est compatible avec la logique de la décroissance qui cherche à décoloniser l’imaginaire afin de libérer de nouvelles manières de penser, de sentir, de créer et de consommer. De plus, la perspective gorzienne permet de proposer une nouvelle interprétation de l’économie plurielle, laquelle est actuellement définie, dans sa version libérale, comme une complémentarité vertueuse entre l’économie privée, publique et coopérative. Cette vision réformiste ne remet aucunement en question le cadre de la logique néolibérale, privilégiant la concertation et la « bonne gouvernance » pour faire reconnaître l’économie sociale et solidaire comme un acteur légitime aux côtés du marché et de l’État. Or, il est possible d’esquisser une conception écosocialiste ou décroissantiste de l’économie plurielle comme modèle alternatif au capitalisme. Gorz précise :
Les activités de chacun se déroulent ainsi sur trois niveaux : 1) le travail macrosocial hétéronome, organisé à l’échelle de la société tout entière et qui en assure le fonctionnement ainsi que la couverture des besoins de base ; 2) les activités microsociales, coopératives, communautaires ou associatives, autoorganisées à l’échelle locale et qui auront un caractère facultatif et volontaire, sauf dans le cas où elles se substituent au travail macrosocial pour couvrir localement des besoins de base ; 3) les activités autonomes correspondant aux projets et désirs personnels des individus, familles et petits groupes. […] Le va-et-vient entre le travail hétéronome, les activités microsociales facultatives et les activités personnelles autonomes est la garantie de l’équilibre et de la liberté de chacun. La complexité, les indéterminations, les chevauchements maintiennent ouverts les espaces où l’initiative et l’imagination peuvent s’exercer. Ils sont la richesse de la vie25.
En conclusion, l’articulation des niveaux de production, de la planification et des activités conviviales devra être le résultat d’une délibération démocratique entre les membres de la communauté locale et nationale. Il s’agit donc d’un choix fondamentalement politique, ce qui suppose un espace public de débat entre citoyens et citoyennes, mais aussi entre écosocialistes et décroissants qui devront déterminer l’équilibre délicat entre la production d’infrastructures publiques, la gestion collective des biens communs, ainsi que la « liberté d’entreprendre » qui ne devra jamais être éliminée complètement au profit d’un modèle monolithique, que celui-ci soit au service d’une planification centralisée, des grandes entreprises privées ou d’une frugalité excessive et imposée. Toute la question de l’autolimitation repose sur la réflexion collective et la détermination démocratique de ce qui doit croître et décroître, de la distribution équitable de la production et de l’invention de nouvelles façons de se nourrir, de se loger, de s’habiller, de se déplacer et de s’amuser.
Notes
- Olivier Besancenot et Michael Löwy, Affinités révolutionnaires, nos étoiles rouges et noires, Paris, Mille et une nuits, 2014.
- Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.
- Club de Rome, The Limits to Growth, 1972 ; en français : Halte à la croissance ? Paris, Fayard, 1973.
- Ivan Illich, La convivialité, Paris, Seuil, 1973, p. 11.
- Ibid., p. 13.
- L’idée que les luddites seraient « technophobes » est contestée par l’historiographie, mais l’interprétation que fait Marx de ces actes de sabotage est symptomatique de la divergence de vision concernant les formes d’aliénation issues de la révolution industrielle: <http://motherboard.vice.com/read/luddites-definition-wrong-labor-technophobe>
- Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre premier, tome deuxième, Paris, Éditions sociales, 1954, p. 110.
- Herbert Marcuse, « Entrevue », Le Nouvel Observateur, n° 426, Paris, janvier 1973.
- Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décroissance. Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA), Montréal, Écosociété, 2014
- Pour approfondir cette littérature, voir le dossier « Écosocialisme ou barbarie ! » dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 6, Montréal, Écosociété, automne 2011.
- Michael Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits, 2011, p. 12.
- Ibid., p. 15-16.
- Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2010, p. 260.
- Joel Kovel, « Cinq thèses sur l’écosocialisme », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 6, Montréal, Écosociété, automne 2011, p. 72.
- « Depuis son congrès européen de décembre 2013, l’écosocialisme est l’orientation idéologique du Parti de la gauche européenne qui regroupe notamment en France des organisations du Front de gauche, au Danemark l’Alliance Rouge-Verte, en Grèce Syriza, au Portugal le Bloco de Esquerda, en Allemagne Die Linke » : <http://ecosocialisme.com/2014/06/03assises-de-lecosocialisme-de-loise-samedi-7-juin-2014/>.
- Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, op. cit., p. 45.
- Michael Löwy, « Écosocialisme et planification démocratique », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 6, Montréal, Écosociété, automne 2011, p. 128.
- Ibid., p. 130.
- Michael Lewis et Pat Conaty, Impératif transition. Construire une économie solidaire, Montréal, Écosociété, 2015
- Illich, op. cit., p. 27-28.
- Voir Le comité invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique, 2014.
- Henri-Dominique Lacordaire, Du double travail de l’homme, 52e Conférence de NotreDame, 16 avril 1848, reproduite dans Œuvres du R. P. Henri-Dominique Lacordaire, tome IV, Paris, Poussielgue frères, 1872, p. 471 495.
- Voir André Gorz, Écologie et politique, Paris, Galilée, 1975 et André Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008.
- André Gorz, Les chemins du paradis, Paris, Galilée, 1983, p. 121.
- Ibid., p. 125-127