Yousef Munayyer, 20/5/2021
Depuis 1967, la colonisation n’a cessé de progresser et l’emprise d’Israël sur les territoires palestiniens de se renforcer. Selon Yousef Munayyer, analyste et auteur palestino-américain, pour sortir de l’affrontement, il faut cesser de se voiler la face en affirmant qu’il y a deux États.
Alors que les événements à Jérusalem et Gaza replacent la lutte du peuple palestinien pour la liberté sur le devant de la scène internationale, la façon qu’ont les universitaires et les analystes d’aborder le sujet et d’en parler commence à s’éloigner, mieux vaut tard que jamais, du domaine du fantasme pour entrer de plain-pied dans la réalité.
Pendant des années, tandis que faisait rage le débat sur l’avenir des terres qui s’étendent entre le Jourdain et la Méditerranée, les désaccords sur d’éventuelles solutions étaient le reflet du fossé séparant les points de vue, en fonction de qui soutenait ou non l’option à deux États, par exemple. Toute discussion censée débloquer la situation, si importante soit-elle, ne devrait pas chercher le consensus sur un projet futur, mais plutôt s’efforcer de clarifier la perception du problème. Après tout, les gens qui n’ont pas la même vision d’un problème auront bien du mal à lui appliquer une solution collective.
Cela fait des décennies qu’il y a un problème lié à un État en Israël-Palestine. Depuis 1967, un État gouverne militairement le territoire du fleuve jusqu’à la mer. Cet État, c’est Israël, bien sûr. Pendant plus d’un demi-siècle, une occupation présentée comme temporaire s’est ancrée dans la permanence et a été normalisée par ceux qui refusent de voir au-delà des apparences.
En Cisjordanie, le pouvoir qui, fondamentalement, influe sur les vies des Palestiniens est celui de l’État d’Israël, non celui de l’Autorité palestinienne (AP). Car l’AP ne dispose pas de l’autorité nécessaire, elle n’existe qu’en fonction du bon vouloir de l’État israélien. Ses représentants doivent obtenir la permission d’entrer et de sortir du territoire sur lequel ils exercent théoriquement l’autorité, et le maintien de leur existence dépend de leur façon de coordonner la sécurité avec l’occupation militaire israélienne.
À l’exception des dix-neuf ans qui se sont écoulés entre 1948 et 1967, période durant laquelle Israël a été fondé, tandis que la Cisjordanie et la bande de Gaza étaient respectivement sous contrôle jordanien et égyptien, on peine à se souvenir d’un temps où les villes des hauteurs de Cisjordanie et celles de la plaine côtière ont connu un gouvernement distinct, au lieu d’être rattachées à une unité territoriale. Aujourd’hui, un demi-siècle après 1967, la réalité d’un seul État est solidement enracinée.
Pendant cette période, la colonisation israélienne de la Cisjordanie a gagné du terrain, et l’État hébreu a englouti des milliards de dollars pour intégrer ces colonies dans le reste du pays. Par conséquent, les enclaves palestiniennes se retrouvent dispersées et isolées, sans zones contiguës. Certes, Palestiniens et Israéliens sont présents partout sur la carte, mais si les Israéliens bénéficient de tous les droits liés à leur citoyenneté, où qu’ils résident sur le territoire, les Palestiniens se voient imposer toutes sortes de limitations en tant que citoyens de deuxième classe, voire parce qu’ils ne sont pas citoyens du tout.
Une prison à ciel ouvert
En Israël, les Palestiniens sont traités comme une menace démographique et on leur refuse une égalité de traitement devant la loi. En Cisjordanie, les Palestiniens sont gouvernés par l’armée israélienne, alors qu’ils n’ont aucune voix au chapitre en ce qui concerne le pouvoir de cette dernière. À Jérusalem, isolés, ils sont dans une situation tout à fait à part. Et ceux de Gaza sont assiégés et régulièrement bombardés par les forces israéliennes dans une gigantesque prison à ciel ouvert.
Mais en dépit de cette réalité, qui façonne jour après jour les existences des Israéliens et des Palestiniens, d’aucuns préfèrent s’en tenir à la Ligne verte. Cette célèbre ligne de démarcation tracée à l’encre verte lors des négociations d’armistice en 1949 n’existe que sur des cartes, de moins en moins nombreuses au fil du temps.

En fait, comme l’a écrit Gershom Gorenberg [journaliste américano-israélien], la Ligne verte a commencé à disparaître des cartes israéliennes officielles après la diffusion d’une directive rédigée par [le général et homme politique israélien] Yigal Allon le 30 octobre 1967, quelques mois seulement après l’occupation par Israël de la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem.
La Ligne verte instaure un faux équilibre
Si cette démarcation est valide dans le cadre du droit international parce qu’elle délimite le territoire occupé par les belligérants, elle est sciemment ignorée par un État israélien qui méprise le droit international, rejette de plus en plus la notion d’occupation et resserre son emprise sur le territoire sans faire mystère de son intention de l’annexer définitivement.
Continuer à croire en la Ligne verte perpétue également une fausse parité entre l’État d’Israël, très puissant, et les Palestiniens sans État qu’Israël occupe militairement. Cette fausse parité permet alors aux dirigeants politiques de regarder ailleurs. On peut parler de la pertinence de l’Autorité palestinienne, par exemple, de son “gouvernement”, de ses élections et de ses décisions politiques, ce qui crée ainsi un semblant d’équilibre entre deux entités alors que concrètement il y en a une qui domine l’autre.
Pour croire à cette réalité, il faudrait ignorer totalement le fait que des millions de personnes soumises àl’autorité de l’État israélien n’ont pas le droit de voter pour le gouvernement qui régit leur vie. Il ne s’agit pas d’une infime partie de la population totale, et cette situation n’a rien de provisoire. Cela fait cinquante ans que ça dure, alors qu’Israël a été créé il y a soixante-dix ans – c’est donc plus la norme que l’exception.
Ce dogme de la Ligne verte déforme également la réalité dans les discussions sur les actions à mener. Même dans les domaines où il existe un vaste consensus international, par exemple l’opposition à la construction de colonies israéliennes, cette vision conduit à des conclusions différentes et illogiques sur les réponses concrètes à apporter.
Si les colonies israéliennes existent, c’est en raison de la politique de l’État israélien, exprimée par le gouvernement d’Israël et mise en œuvre par l’administration et l’armée israélienne. Or la Ligne verte conduit les gens à considérer les colonies comme une chose distincte de l’État d’Israël, ce qui fait que l’opposition aux colonies est dirigée contre les colonies elles-mêmes et non contre l’État qui est responsable de leur création et de leur croissance.
Apartheid et persécution
Pourtant un consensus se dessine parmi les spécialistes du Moyen-Orient. D’après un récent sondage réalisé auprès d’universitaires et d’experts du Moyen-Orient portant sur les questions de politique actuelles dans la région, pour 59 % des personnes interrogées, la “réalité actuelle en Israël, en Cisjordanie et à Gaza” correspond à “un seul État comparable à l’apartheid”.
Human Rights Watch a récemment publié un long rapport très bien documenté et, selon ses conclusions, Israël se rend coupable d’apartheid et de persécution à l’égard du peuple palestinien, en partie à cause d’une politique visant à dominer les Palestiniens sur l’ensemble du territoire.
À peu près au même moment, la Fondation Carnegie pour la paix internationale a publié un rapport important qui reconnaît que la solution à deux États est une “construction [qui] maintient l’occupation et qui est structurellement incapable d’apporter la paix et la sécurité aux populations”. Elle affirme que le gouvernement américain devrait “soutenir une autre solution garantissant égalité et liberté pour tous ceux qui résident dans les territoires sous contrôle israélien”.
Non seulement un nombre croissant de spécialistes abandonnent la solution à deux États, mais ils le font enfin publiquement. Pendant longtemps, dans des conversations privées, les analystes et les décideurs politiques reconnaissaient cette réalité – mais maintenant ils proposent de ne plus s’en tenir à la Ligne verte.
Aujourd’hui, quarante ans et un demi-million de colons israéliens plus tard, la réalité montre clairement à tous que la solution à deux États n’est pas pertinente. C’est une bonne chose.