Martine Bulard et Guy Taillefer, 17 octobre 2020
Dans cet discussion organisée par Alternatives, les Amis du Monde diplomatique et la Plateforme altermondialiste, la réalisatrice en chef adjointe du Diplo1 et l’éditorialiste du Devoir démêlent le complexe conflit qui oppose les deux superpuissances de notre monde.
GT : Le conflit entre la Chine et les États-Unis ne date pas d’hier…
MB : Au début du siècle dernier, la Chine était en train d’être dépecée par les puissances de l’époque. L’Empire était en train de s’écrouler. Des pans entiers du pays étaient colonisés par le Japon, l’Allemagne, la France, l’Angleterre, les États-Unis. Par la suite, une puissante lutte de libération anti-impérialiste s’est levée sous la direction du Parti communiste chinois (PCC). Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont tout fait pour empêcher le PCC de prendre le pouvoir, mais ils ont échoué. Mais cela ne s’est pas terminée là. Durant la guerre de Corée en 1952, où les combats ont fait des centaines de milliers de victimes. Les États-Unis avaient reconquis le territoire après l’intervention de la Corée du Nord qu’ils avaient pratiquement anéanti. La Chine ne pouvait rester indifférente avec l’arrivée de l’armée américaine à sa frontière sud. Elle est intervenue et a repoussé les États-Unis au 38ième parallèle. Le conflit encore aujourd’hui reste ouvert.
Et pourtant, il y a eu finalement un dégel en 1972…
La guerre du Vietnam s’éternisait. Avec plus d’un demi-million de soldats, les États-Unis voulaient consolider leur emprise dans le sud du pays en soumettant le nord à des bombardements massifs. La Chine est intervenue massivement pour aider la lutte de résistance vietnamienne. Malgré cela en 1972, un premier dégel est survenu entre Beijing et Washington. Les deux pays voulaient faire contre-poids à ce qu’ils considéraient comme la menace soviétique. D’un côté comme de l’autre, on se disait que, selon l’adage, « l’ennemi de mon ennemi peut être mon ami ». Finalement, le Vietnam a été libéré en 1975. En même temps, une nouvelle ère des relations entre les États-Unis et la Chine commençait.
Et puis, il y a l’envolée économique …
À la fin des années 1970, l’État chinois amorçait un grand virage sous l’égide de Deng Xiaoping. Ce successeur mal aimé de Mao entreprit de remettre la Chine en marche en l’insérant dans le marché capitaliste mondial. Ces premiers pas ont conduit à une croissance fulgurante de la Chine propulsée par le commerce et les investissements. Les entreprises multinationales, notamment américaines, ont afflué en masse pour profiter des conditions favorables où se combinaient une main d’œuvre compétente et disciplinée, de même qu’une administration fonctionnelle, tout en ouvrant l’immense marché intérieur de la Chine. Washington pensait alors que la Chine allait devenir un maillon du dispositif néolibéral mondial et éventuellement de s’engager dans des réformes politiques, ce qui a poussé les États-Unis à favoriser son insertion dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), notamment.
Finalement, la Chine a joué son propre jeu…
L’État chinois avait une autre idée en entrant dans le processus de mondialisation. Elle a défendu ses propres intérêts, en imposant ses conditions. L’ouverture vers les investissements étrangers devait se faire sous le contrôle de la Chine, avec des conditions contraignantes, notamment sur la propriété et l’accès à la technologie. Le secteur financier, malgré l’insistance américaine, n’a pas été libéralisé. Les entreprises multinationales ont accepté en pensant profiter du boom de la Chine, ce qui correspondait également au grand mouvement de délocalisation industrielle vers les pays à bas salaires, comme la Chine. C’était la grande tendance du néolibéralisme, pour profiter des possibilités ouvertes par les développement des transports et des technologies de l’information.
C’était la phase heureuse …
Au tournant du nouveau millénaire, les rapports entre la Chine et les États-Unis semblaient progresser. Des milliers d’étudiants chinois, souvent issus de l’élite du pays, affluaient dans les universités américaines, pour apprendre les « bonnes pratiques » de la démocratie libérale et de l’économie capitalistes. Les filiales des entreprises américaines en Chine continuaient d’exporter d’immenses quantités de produits industriels « bas de gamme », à des prix imbattables. Mais progressivement, de sérieux blocages sont apparus. Finalement, les États-Unis ont réalisé que la Chine n’allait pas transformer son système, surtout après les évènements de 1989.
La Chine ne voulait pas suivre le chemin de l’URSS…
Les Chinois pensaient que pour éviter ce qui est arrivé à l’URSS, il fallait la croissance économique et le maintien au pouvoir de l’État-parti centralisé. Une partie de la croissance devait retourner aux couches populaires, ce qui est arrivé avec l’élimination de la pauvreté extrême. Par ailleurs, sans connaître une démocratisation à l’occidentale, l’État a élargi l’espace des libertés, notamment en acceptant un certain niveau de conflictualité sociale. Les travailleurs ont pu revendiquer leur part via des grèves, par exemple. Des intellectuels ont pu exprimer leurs critiques en disposant notamment de moyens sur le web. Par ailleurs sur le plan économique, l’État a poursuivi de gigantesques travaux pour transformer une économie basée sur des bas salaires et la dépendance technologique.
Les choses ont changé au tournant du millénaire…
Du côté américain, le malaise a grandi d’autant plus que l’impact de ce surgissement économique de la Chine avait des répercussions dans le démantèlement d’une partie de l’industrie américaine, d’où la croissance du chômage, notamment dans les États du « rust belt » (traditionnel cœur industriel du pays dans le Midwest). Les multinationales américaines qui prospéraient en Chine affirmaient pour se défendre que l’essentiel de la valeur ajoutée produite dans les usines chinoises revenait en fin de compte aux États-Unis (la Chine n’en conservant que 3 %). Certes profitable pour les entreprises, cette mondialisation se faisait quand même contre les travailleurs américains. Finalement, quand la guerre « sans fin » a débuté au début des années 2000 à l’initiative des néoconservateurs américains et de l’administration de George W. Bush, la Chine est devenue de plus en plus critique devant ce qui prenait la forme d’une tentative d’imposer une « réingénierie » du monde au profit des États-Unis.
Paradoxalement, avec Obama, cette conflictualité s’est accélérée …
Sous Obama, le discours belliciste s’est un peu atténué, mais pas la volonté d’imposer à la Chine d’accepter l’hégémonie américaine. En réalité, malgré les avancées de la Chine en Asie, les États-Unis ont réaffirmé leurs capacités militaires avec un puissant positionnement au Japon, en Corée du Sud, à Taiwan et ailleurs en Asie-Pacifique. Parallèlement, avec le projet d’un accord de libre-échange entre la région et les États-Unis (TPP), les États-Unis ont tenté de freiner l’expansion chinoise en offrant aux pays asiatiques de se rapprocher dans une sorte d’alliance anti-Chine. Déjà, avant le sabordage de cette opération par Donald Trump, le projet s’est enrayé. La plupart des pays asiatiques ne voulaient pas prendre le risque de ruiner leurs relations de plus en plus étendues avec la Chine et être instrumentalisés dans une nouvelle guerre froide. L’arrivée de Donald Trump la présidence a coïncidé avec de nouvelles tensions au sujet du Myanmar, des conflits en hausse entre la Chine et l’Inde et de plusieurs autres bifurcation.
En quoi Donald Trump a changé la donne ?
Donald Trump, on le sait, ne fait pas dans la dentelle ! Il a certes donné à la polémique un ton plus qu’agressif. Entretemps, il a aggravé la guerre commerciale, avec toute une batterie de sanctions et de tarifs douaniers. Il a déclenché une guerre technologique, contre les entreprises chinoises qui prétendent compétitionner avec les GAFA, notamment la puissante Huawei. Des observateurs appellent cela le piège de Thucydide, selon lequel, inévitablement, une puissance impériale en déclin doit tenter de frapper une puissance impériale en montée. Or dans son fameux ouvrage, La guerre du Péloponnèse, l’historien-philosophe grec concluait qu’un tel alignement conduisait toujours à la défaite du plus fort !
Le grand clash n’est cependant pas à l’horizon…
La menace de guerre dans la péninsule coréenne a rapproché les deux protagonistes. Trump a besoin de la Chine pour apaiser la Corée du Nord. La Chine le sait et joue le jeu. Par ailleurs, la Chine, tout en déployant sa puissance, connaît aussi ses limites. Le président Xi Jinping affirme que son pays n’aspire qu‘à être reconnu dans le monde et pouvoir négocier, d’égal à égal, avec les États-Unis et les puissances. La Chine reste encore traumatisée par l’expérience soviétique, d’où le sentiment qu’une montée des confrontations n’est pas la voie à suivre. C’est la posture adoptée d’ailleurs depuis 30 ans. Le grand architecte de la Chine post-maoïste Deng Xiaoping affirmait qu’il fallait être modeste, minimiser ses ambitions, ne pas provoquer. Les ambitions de la Chine en fait sont la construction d’un monde polycentrique dans lequel elle serait encore dans le registre du « soft power ».
Mais ce rêve se confronte à la réalité…
En effet dans la période récente, on va de mal en pis. Les États-Unis, soutenus dans cela par les GAFAM, ne veulent pas que la Chine entre dans la cour des grands dans le domaine technologique. C’est ce qu’on appelle la bataille du 5G où la Chine, avec Huawei notamment, a une avance. Les États-Unis dans un sens ont raison d’avoir peur, étant donné les implications multiples de la puissance technologique (y compris dans le domaine de la sécurité), mais au lieu de penser à des schémas de coopération qui permettraient de protéger tout le monde, ils préfèrent l’affrontement. Par ailleurs, Les États-Unis ne veulent pas non plus que la Chine projette sa puissance financière en dehors de la Chine, d’où leur opposition à la Nouvelle Banque de développement (créée en 2015 avec un capital initial de 100 milliards de dollars) et qui accompagne l’offensive économique chinoise dans le monde, dans le cadre de diverses alliances et ententes (dont les BRICS). Mais jusqu’à date, ce blocage n’a pas trop réussi, la Chine continuant d’avancer partout, encore plus avec la « Nouvelle route de la soie », qui implique la majorité des États (mêmes parmi de traditionnels alliés des États-Unis comme l’Allemagne et la Corée du Sud), autour d’un méga projet de construction d’infrastructures de transport et de communication.
Sur le plan militaire, la situation s’aggrave…
L’ initiative en place autour du « QUAD » (Quadrilateral security dialogue) qui implique, à l’initiative des États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde, envoie le signal que Washington ne veut pas laisser sa place. Le rapprochement entre l’administration Trump et Taïwan est un autre. De même que les « accrochages » en Mer de Chine entre forces navales et aériennes. Certains poids lourds à Washington parmi les cercles proches du pouvoir évoquent la mise en place d’une OTAN pour l’Asie-Pacifique ! C’est un point de vue encore minoritaire, mais il exprime une certaine tendance.
Peut-on parler alors d’une nouvelle « Guerre froide » ?
Cette expression me gêne un peu. À l’époque de l’Union soviétique, on avait deux superpuissances qui se disputaient l’espace politique, diplomatique et militaire. Elles reposaient sur des projets antinomiques qui excluaient une collaboration en profondeur, notamment sur le plan économique. Aujourd’hui, on n’en est plus là. Les interactions économiques et commerciales entre la Chine et les États-Unis sont extrêmement considérables. Cela a des conséquences même sur le plan militaire. Sait-on par exemple que 80 % des composantes essentielles à la fabrication des drones produits aux États-Unis viennent de Chine ? Il est difficile dans ce contexte d’imaginer une escalade menant à un conflit global et total entre les deux grands. On n’a pas encore traversé la « ligne rouge ». Le rétablissement de liens officiels avec Taïwan, en violation des accords précédents établissant la reconnaissance d’une « seule Chine »), qui flotte dans l’air dans le Washington de Trump, pourrait être un pas dangereux.
La confrontation entre la Chine et l’Inde pourrait-elle influer le grand jeu ?
Il y a effectivement une confrontation depuis longtemps, comme on l’a vu dans les conflits et la crise au Pakistan, que la Chine a toujours appuyé. Aujourd’hui, l’Inde gouvernée par Narendra Modi veut remettre de l’huile sur le feu, entre autres au Cachemire. Faut-il rappeler que les récents clashs frontaliers entre la Chine et l’Inde dans les montagnes de l’Himalaya sont proches des zones de conflits. Les liens militaires entre l’Inde et les États-Unis ne cessent de se développer. Pour autant, l’Inde n’est pas vraiment en mesure de confronter la puissance chinoise, même si elle peut l’enrayer ici là, surtout en Asie du Sud.
Est-ce que la Chine peut devenir une puissance impérialiste ?
La puissance chinoise ne cesse de des développer, surtout en Asie, en Afrique et même en Amérique latine. Dans ces régions, la Chine vise d’abord et avant tout à servir ses propres intérêts, ce qui veut dire, pour l’essentiel, avoir accès aux ressources naturelles et aux marchés locaux. C’est ainsi qu’elle est devenue le principal partenaire commercial de plusieurs pays, au détriment des États-Unis et des États-membres de l’Union européenne. Cependant, la stratégie chinoise se distingue. Elle n’intervient pas directement dans les affaires intérieures. Elle ne cherche pas à fomenter des coups d’état. Elle développe des infrastructures prisées par les pays en question (routes, ports, aéroports, etc.) qu’elle échange pour des contrats d’approvisionnement de ressources à long terme. Dans ce sens, comme les autres puissances, la Chine confine ces pays dans la dépendance et la production de soja, de fer et de pétrole. Généralement, elle ne conditionnalise pas ces contrats comme le font les Occidentaux et leurs instruments comme la Banque mondiale et le FMI. C’est ce qui explique que le Sri Lanka a loué un grand site portuaire à la Chine en échange de sa dette, alors que le FMI exigeait l’ « ajustement structurel » de l’économie de ce pays. La seule condition exigée par la Chine est la cessation des relations diplomatiques avec Taiwan.
La Chine n’est-elle pas vulnérable dans son mode de développement actuel ?
La Chine est menée par un État autoritaire qui par définition a de la difficulté à être adaptatif et flexible. Ce n’est pas une dictature féroce et les gens voient leur droits sociaux et économiques respectés. Il y a des grèves. L’internet malgré la censure est largement répandu et donne accès à des échanges indépendants de l’État. Les intellectuels sont appelés à critiquer l’État, ce qu’ils ont fait beaucoup par rapport à la corruption (ce qui a fait l’affaire du nouveau président Xi). Durant la pandémie, l’État a laissé circuler des points de vue critique, comme celui de l’écrivaine de Wuhan Fang Fang, qui n’est pas connue comme une dissidente politique, mais qui ne s’est pas empêchée de dire son point de vue dans une chronique quotidienne lue par des millions de personnes. Une fois dit cela, le pouvoir reste protégé par des pratiques opaques et arbitraires. Il y a des prisonniers d’opinion. La dissidence est très peu tolérée dans le Xinjiang et au Tibet. Beaucoup de Chinois sont contre cela, bien que l’État autoritaire réussisse généralement à satisfaire les besoins élémentaires des gens dans un pays qui a vécu avant la révolution dans la misère absolue. C’est en partie à cause de la compétence de l’appareil d’État, comme on l’a d’ailleurs vu avec la pandémie, que l’État-parti reste hégémonique.
Est-ce que l’opposition de masse à Hong Kong peut affaiblir l’État chinois ?
Cette opposition est très résiliente, bien qu’elle ait été incapable d’imposer des changements aux législations de Beijing concernant la justice et la gouvernance. Les grands opérateurs économiques de Hong Kong ne sont pas trop chauds à l’idée de confronter la Chine indéfiniment, même s’ils savent que le compromis proposé à l’époque, « Une seule Chine et deux systèmes », est en train de s’éroder. Plus grave à mon avis est la montée en force de Taiwan. Les États-Unis comme la chine sont coincés. La Chine ne peut pas reculer sur s reconnaissance internationale comme le seul État représentant toutes les parties du territoire, y compris la « province de Taiwan ». Elle est prête à collaborer avec l’île dissidente sur le plan économique, les investisseurs taiwanais étant très présents en Chine. Les États-Unis ne peuvent laisser tomber un allié stratégique.
Est-ce que tout cela peut changer après Trump ?
Je l’ai dit auparavant, Obama voulait, comme Clinton avant lui, remettre la Chine à « place », incapable de menacer l’hégémonie américaine. Avec Trump, il y a le langage ordurier, mais aussi des gestes et politiques imprévisibles. Si Biden remet l’establishment démocrate au pouvoir, on reviendra à la « normale ». Les États-Unis vont tout faire pour entraver l’avancée de la Chine dans le monde, notamment sur le plan économique, et ce, avec la malheureux accord tacite de l’Union européenne. Dans la mesure du possible, ils ont déjà commencé à faciliter la délocalisation des entreprises américaines en Chine, non pas pour « revenir » aux États-Unis, mais pour aller du côté d’États mieux disposés et surtout avec une main d’œuvre encore moins chère, comme le Vietnam et le Bangladesh. Il n’est nullement question, ni à Washington ni à Beijing, de repenser le monde, de procéder à des réformes en profondeur et de modifier les circuits économiques, financiers, technologiques qui imposent les grandes fractures entre les États.
Notes