Les Chemins De L’émancipation Hantés Par Leur Passé
Romain Descottes1
Si l’on doit chercher un endroit à notre époque où la question du pouvoir est posée le plus claire-ment et le plus frontalement, c’est probablement vers l’Amérique latine des dernières décennies qu’il faut se tourner. Les luttes des opprimé·es pour l’éman-cipation, qu’elles se situent sur le terrain de l’ordre bourgeois et néocolonial, du racisme, du patriarcat ou de la contestation par leur gauche des « expériences progressistes », n’y ont de cesse de bousculer le réel2.
L’intensité de la violence sociale, les défaites et les trop nombreux mort·es qui accompagnent ces pro-cessus ne doivent pas nous conduire à idéaliser la situation, mais force est de constater que les revers infligés ici ou là aux dominants offrent des enseigne-ments dont l’intérêt transcende largement les fron-tières latino-américaines.
Dans la continuité de notre travail éditorial sur la région, c’est l’objet de ces Cahiers de l’antidote, dans lesquels quelques auteurs de Syllepse brossent un tableau de dynamiques politiques aux rythmes et aux enjeux disparates.
Alors qu’une atmosphère morose présidait tant le retour aux manettes d’une droite aux relents néofas-cistes que la déliquescence d’une gauche prétendu-ment « progressiste » dans certains des lieux névral-giques de la contestation continentale, c’est un tout autre paysage que nous propose Raúl Zibechi qui ouvre ces Cahiers. L’année 2019, comme ailleurs sur le globe, a été marquée par une intensification des luttes mettant en relief « le nouveau rôle des femmes et, plus particulièrement, des femmes des secteurs populaires, métisses, noires et pauvres, et […] la mon-tée significative de l’activisme populaire, rural et urbain, paysan, noir, indigènes et des périphéries des villes ».
De la convocation d’une Assemblée populaire des peuples et des organisations sociales qui tentent d’unifier la contestation en Équateur à la jonction avec des féministes, le mouvement autogestionnaire des lycées et la nouvelle génération d’activistes mapuche au Chili, celles et ceux d’en bas renforcent l’articulation des mouvements sociaux, ouvrant tou-jours plus le champ des possibles.
Au Nicaragua, la contestation populaire démo-cratique bute contre un pouvoir sandiniste, loin des idéaux de la révolution, s’enlisant chaque jour davantage dans l’autoritarisme et la volonté de tout contrôler, même par la violence. Matthias Schindler et Mariana Sanchez nous font ici l’inventaire du nouvel arsenal législatif du gouvernement Ortega, en pré-lude à une analyse critique de quarante ans de san-dinisme dont la parution est prévue pour mars 2021. La pratique autoritariste du pouvoir et sa capacité à étouffer les voix sur sa gauche par les dits « pro-gressistes » ne sont pas une nouveauté dans la région. Samuel Farber nous rappelle la répression dure qui frappe toujours toute forme de contestation chez le voisin cubain.
Certes, on ne peut pas oublier l’impérialisme états-unien, qui continue de peser de tout son poids sur n’importe quelle perspective progressiste dans la région. Thomas Posado évoque ici cette offensive permanente qui continue d’être, sur la scène poli-tique domestique aux États-Unis, et en particu-lier dans le cas cubain, l’un des ressorts permettant d’agréger les courants plus réactionnaires, ouvrant d’ailleurs la victoire en Floride à son avatar trumpiste. Thomas Posado rappelle au passage que, si elle pour-rait contribuer à apaiser les relations, la défaite de ce dernier ne devrait vraisemblablement pas infléchir ni le blocus ni la politique imposés à l’île, et ce malgré les promesses de Kamala Harris.
De même, nos deux articles sur Cuba soulignent la bonne gestion sanitaire en comparaison de la plu-part des pays de l’OCDE et a fortiori de ceux de l’Amérique Centrale et des Caraïbes, découlant des moyens alloués à la santé publique et d’une politique sociale qui n’a que peu d’équivalents sur le continent et ailleurs. Pourtant, la description par Sam Farber du virage économique cubain – marquée par l’in-tégration croissante des rapports capitalistes de pro-duction – nous oblige à questionner cet esprit du contrôle et du rejet autogestionnaire qui continue d’animer la vieille garde cubaine. L’échec des fermes d’État, qui cèdent aujourd’hui le pas à des exploi-tations privées, opère comme un symbole d’une série d’orientations qui ont caractérisé le Parti com-muniste cubain depuis ses origines et dont Samuel Farber rendait déjà compte dans son ouvrage sur Che Guevara.
Cette densité d’expériences politiques, qui singula-rise l’Amérique latine, ne doit néanmoins pas cacher leur diversité. L’outil forme-parti, à l’instar du parti unique cubain, trouve des développements et des fortunes diverses, comme c’est le cas au Brésil ou en Bolivie. Fabio Barbosa Dos Santos esquisse ici le marasme politique, sur fond de déroute de la gauche, qui agite le Brésil. En écho à son récent ouvrage, les limites des options prises par le Parti des travail-leurs quand il était au pouvoir, sont plus que jamais mises en lumière par la pandémie. Ironie des besoins de stabilité du capital, un dirigeant fasciste, raciste et génocidaire comme Bolsonaro met en place une aide d’urgence qui ringardiserait presque la mesure politique phare des pétistes, les allocations sociales.
Une dynamique presque inverse semble se dessiner en Bolivie, où la gestion catastrophique de la pan-démie par la putschiste Jeanine Áñez et ses acolytes, a ouvert grand les portes à un retour triomphant du MAS. Parmi les enseignements que Raúl Zibechi tire de la conjoncture actuelle, citons-en deux : à la différence de ces homologues bolivariens, une forme de conflictualité et de rejet de la personnification du pouvoir semble en mesure de s’affirmer au sein du MAS. L’imposition de la candidature de David Choquehuanca à la vice-présidence répondait en particulier aux intérêts de certains secteurs indigènes et du mouvement ouvrier minier, colonne vertébrale du syndicalisme bolivien : ce sont là les mêmes sujets qui, tout en ayant contribué à la déroute de Morales un an plus tôt, n’ont pas hésité à s’ériger en rempart face aux violences de la droite bolivienne. Par ail-leurs, c’est la force de l’antiracisme qui nous semble particulièrement frappante dans l’exemple bolivien. Le rejet massif de la politique raciste, et notamment des attaques contre le modèle de représentation plu-riethnique, participe de fait à la convergence de diffé-rents secteurs du mouvement social. Ce mouvement social s’est d’ailleurs illustré dans les mobilisations de début août, dont le rôle dans le maintien de la tenue des élections a été primordial.
Nous concluons ces Cahiers de l’antidote avec un article de Patrick Guillaudat qui propose un bilan critique d’un Venezuela en proie à un véritable désastre humain, social et politique. Une analyse fine qui – n’excluant ni le rôle des impérialismes occidentaux ni les avancées réelles du projet chaviste, à ses débuts en particulier – met en perspective les bifurcations rythmant ce processus, et donc, enbout de course, les choix politiques. L’auteur souligne notamment une constante qui caractérise toutes les expériences progressistes de la région : l’absence de remise en cause du pouvoir patronal au sein de l’entreprise. Cela se manifeste au Venezuela comme ailleurs par de nouveaux codes du travail qui ne bousculent rien dans les relations de travail et de subordination, et contribuent souvent à l’affaiblissement et àla division syndicale.
Nous terminerons en soulignant une autre constante avec Patrick Guillaudat : la continuité des rapports coloniaux qui structurent encore et toujours les échanges entre le Nord et le Sud. Un pays comme le Venezuela, dont le sous-sol regorge de richesses, ne parvient aujourd’hui même plus à nourrir sa population. Quels que soient les bilans que chacun tire de ces expériences, il nous semble fondamental de les rapporter constamment à ces siècles de pillages et de ravages environnementaux, qui continuent aujourd’hui encore à les conditionner. À l’heure où la centralité de la question écologique ne cesse de s’affirmer, prêter attention aux luttes latino-américaines, c’est aussi se donner les moyens de proposer des réponses crédibles, traitant à la racine un désastre programmé qui, lui, n’a aucune frontière.
Amérique Latine : L’année Des Peuples En Mouvement
Raúl Zibechi3
Les peuples latino-américains sont passés à l’of-fensive. Une vague de soulèvements inédits, au sein desquels les femmes, les indigènes et les Afro-descendants ont joué un rôle important, a traversé le continent en 2019, plus particulière-ment l’Équateur et le Chili. C’est forts de cette expérience que les mouvements ont affronté la pandémie du Covid-19, invitant au passage à revoir les concepts avec lesquels nous appréhen-dons l’action collective.
L’année précédant la pandémie a été l’une des plus riches et des plus prometteuses pour les peuples en lutte en Amérique latine. Les grands faits sont connus : le soulèvement indigène et populaire en Équateur en octobre ; l’estallido (insurrection) au Chili en novembre ; la série de mobilisations comme l’on n’en avait pas vu depuis très longtemps en Colombie ; les soulèvements populaires en Haïti et au Nicaragua [au Nicaragua, le soulèvement à com-mencé en avril 2018], précédés par les journées de décembre 2017 en Argentine et de juin 2013 au Brésil. On peut fixer le début de cette vague de mobilisations en août 2019, lorsque l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) annonce sa troisième expansion. En dépit de l’encerclement des commu-nautés, des municipalités autonomes et des « conseils de bon gouvernement » par la moitié de l’armée mexicaine, les bases de soutien zapatistes sont arri-vées à briser le siège en étendant leurs territoires et en multipliant les espaces de résistance. Dans un communiqué daté du 17 août, signé par le sous-com-mandant Moisés, porte-parole du mouvement, est annoncée la création de sept nouveaux « caracoles » et de quatre municipalités autonomes, qui s’appelleront désormais des « centres de résistance autonome et de révolte zapatiste » (Moisés, 2019).
Les Peuples À L’offensive
Parmi les actions les moins visibles, mais les plus profondes, il faut souligner la création, en 2019, de la Garde indigène communautaire «Whasek » Wichi, dans l’Impénétrable, au Chaco, en Argentine (Maidana, 2019), et le Gouvernement territorial autonome de la nation Wampis, qui fonctionne depuis 2015, dans le nord du Pérou. Ce dernier regroupe 22 communautés, plus d’un million d’hec-tares et 15 000 habitants (Pimienta, 2019). Trois autres peuples amazoniens suivent le même chemin. La lutte des Tupinambá au sud de Bahía (Brésil), leur a permis de récupérer 22 fermes (haciendas) et des milliers d’hectares, en dépit de la répression et de la torture infligée à ses dirigeants (Fernandes, 2013). Au sud du Chili, à partir de la restauration de la démocratie, dans les années 1990, le peuple mapuche, a récupéré 500 000 hectares par l’action directe. Il est l’objet d’une politique de criminalisation dans le cadre de la loi antiterroriste. Héritée de la dictature de Pinochet, cette loi a été appliquée tant par les gouvernements progressistes que conservateurs (Zibechi, 2020). À ces expériences qui précèdent le cycle de protestations de 2019, peuvent être ajoutées des centaines et peut-être même des milliers de communautés autogérées dans toute l’Amérique latine. Les études les plus pointues montrent que le capital transnational et les peuples se disputent approximativement la moitié du territoire latino-américain. En cours depuis cinq siècles, la guerre pour la terre et le territoire s’est intensifiée ces dernières décennies, avec l’accélération des processus d’accumulation et de spoliation (Institut pour le développement rural d’Amérique du Sud, 2018).
Fin 2019 donc, les peuples étaient à l’offensive dans toute la région. Il faut tout d’abord souligner le nouveau rôle des femmes et, plus particulièrement, des femmes des secteurs populaires, métisses, noires et pauvres, et remarquer ensuite la montée significative de l’activisme populaire, rural et urbain, paysan, noir, indigène et des périphéries des villes.
Le mouvement féministe a connu une forte croissance vers le milieu des années 2010, avec les mobilisations « Ni Una Menos » dont l’épicentre se trouve en Argentine. Il s’est intensifié dans plusieurs pays, particulièrement au Chili et en Uruguay, avec une présence croissante de jeunes femmes issues des secteurs populaires, indigènes et afro-descendants. Chaque secteur social a des revendications et des modes d’actions particuliers. Alors que les classes moyennes se centrent sur le harcèlement masculin dans l’espace public, les indigènes ont pris l’habitude de se décrire comme des « femmes antipatriarcales » puisqu’elles considèrent que le mot « féministe » a une connotation coloniale, « blanche » et « classes moyennes ».
Même si les mobilisations en Colombie ont débuté par un appel des centrales syndicales, le caractère massif des premières journées a témoigné d’un débordement venu d’« en bas », grâce à l’irruption de jeunes universitaires tout et de jeunes des quartiers populaires et des périphéries urbaines ensuite. Il s’agit de la plus grande vague de mobilisation urbaine qu’a connue le pays depuis longtemps. Elle a mis les autorités de l’État sur la défensive pendant plusieurs semaines. Cependant, le mouvement s’est essoufflé, en grande partie à cause de la permanence de la culture politique traditionnelle des partis et des syndicats, dont les dirigeants ont continué à appliquer des pratiques de contrôle des mobilisations, alors que la jeunesse était mal à l’aise avec les appareils hiérarchisés et leurs représentants.
Une Situation Contrastée
À la fin de l’année 2019, la situation était contrastée, avec, d’un côté, une puissante offensive populaire et, de l’autre, une forte croissance des nouvelles droites, dont l’épicentre se trouve au Brésil. L’arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir signe la confluence de diffé-rents acteurs : des Églises évangéliques et des forces armées jusqu’au patronat, en passant par les classes moyennes (Zibechi, 2020).
Ces nouvelles droites ont réussi à renverser une bonne partie des administrations progressistes et de gauche : au Brésil et au Paraguay, mais aussi en Équateur et en Bolivie. Nous sommes en présence de nouveaux registres du politique, ancrés dans l’ac-tivisme des classes moyennes et des milices parami-litaires, une nouvelle militance radicale, un puissant réseau de narcotrafiquants alliés aux politiciens de droite. Ils rejettent de manière explicite les femmes du pouvoir, les homosexuels, les transsexuels et les autres sexualités dissidentes.
Ayant pu participer directement aux deux proces-sus, je voudrais faire un rapprochement analytique entre les soulèvements équatorien et chilien. J’ai parlé avec certains de leurs protagonistes, participé à des rassemblements et des manifestations, et, surtout, j’ai eu accès aux espaces territoriaux d’où sont issus les acteurs collectifs. Mais je voudrais tout d’abord faire un petit détour conceptuel et historique sur l’idée de « manifestation ».
Manifestation Et Protestation Sociale
Les manifestations, défilés et rassemblements constituent les principales formes visibles des actions publiques des mouvements. Mais si, d’une certaine manière, elles représentent l’aspect principal d’un mouvement social, il n’en va pas de même pour les « peuples en mouvement », dont la principale action collective réside dans la reconstruction de leur propre monde.
D’abord, la manifestation cohabite, sur notre conti-nent, avec de nombreuses autres expressions de pro-testation indigène, noire et populaire : marches, bar-rages routiers, soulèvements, occupations symboliques ou permanentes de l’espace public ou de bâtiments officiels, réquisitions ou occupations de terres, etc. À la différence des acteurs du Nord, la manifestation n’est pas l’instrument principal de l’action collective ; il n’en représente qu’un parmi d’autres. De fait, à l’exception des syndicats, de nombreux mouvements ne recourent qu’exceptionnellement au registre de la manifestation.
Les peuples originaires et noirs n’y recourent prati-quement jamais et, quand ils le font, les manifestations ont des significations différentes, liées à la défense ou à l’affirmation du territoire, de leurs cosmovi-sions et de leurs cultures. Il ne s’agit pas d’actions centrées sur les revendications envers l’État, même si celles-ci existent. Le type de relations qu’entre-tiennent les « peuples en mouvement » avec les États est plus complexe que la simple revendication : fon-damentalement, ils ne revendiquent pas des « droits », mais bien leur reconnaissance en tant que peuples, c’est-à-dire leur propre gouvernement de leurs terri-toires, par le biais d’autorités choisies par eux, selon leurs us et coutumes.
Enfin, nous assistons à la transformation de la manifestation en spectacle. Il s’agit d’un phénomène relativement récent dans lequel le rôle des médias est significatif. La télévision en particulier tend à dépolitiser la protestation sociale, en montrant des extraits de celle-ci pour offrir à l’opinion publique des images « criminalisantes » ou édulcorées, mais toujours réductrices et décontextualisées, détachées des causes de la mobilisation.
Plusieurs acteurs ont mené, ces dernières années, des actions collectives qui « s’adaptent aux critères du spectacle » pour tenter de passer outre l’indifférence citoyenne, l’invisibilité médiatique et l’hostilité gou-vernementale (Silva, 2015). Pour avoir un impact au sein de la société, certains mouvements ont assumé le spectacle comme un nouveau répertoire de l’action collective, afin de briser la barrière de l’information et chercher à instrumentaliser la télévision. Cependant, non seulement, le langage apolitique du spectacle ne peut porter les revendications sur l’agenda politique, mais le mouvement risque également de se voir sou-mis à un « processus de domestication médiatique » (Silva, 2015).
Équateur : Soulèvement D’un Nouveau Genre
En octobre 2019, sur les conseils du FMI, le gou-vernement de Lenín Moreno a décidé d’imposer un ensemble de mesures, dont la fin des subsides aux carburants – entraînant une augmentation du prix du diesel et de l’essence de respectivement 123 % et 30 % –, une réforme du travail et une réforme fiscale, afin d’augmenter les recettes de l’État. Dans un premier temps, la mobilisation contre ce train de mesures n’a touché que le secteur du transport. Mais les mouvements les plus importants du pays se sont rapidement joints, notamment pour rejeter le décret imposant l’état d’urgence, la suspension des garanties démocratiques et la militarisation du pays.
La Confédération des nationalités indigènes d’Équa-teur (CONAIE), la centrale du Front unitaire des tra-vailleurs, les syndicats de l’éducation et la Fédération des étudiants universitaires ont appelé à des mobili-sations dans tout le pays, en particulier dans la sierra (avec 300 barrages routiers) où vivent la majorité des indigènes. Des dizaines de groupes de femmes, de féministes, de lesbiennes, de Noires, d’écologistes et de transsexuels ont rédigé un communiqué inti-tulé « Les femmes contre le Paquetazo » (le paquet de mesures), pour dénoncer les centaines de déte-nus et de blessés (Ecuador Today, 2019). La protesta-tion équatorienne n’est pas seulement une réponse à l’augmentation du prix des carburants. Il s’agit aussi d’une réaction au mauvais gouvernement (mal gobierno) de Moreno, soutenu par les grands groupesd’entreprises, de financiers et de médias, qui marque la continuité avec les résistances au régime autori-taire de Rafael Correa (2007-2017). Le soulèvement d’octobre 2019 a duré onze jours. Il se nourrit des traditions du mouvement populaire équatorien, tente de ne pas retomber dans les erreurs passées et se distingue par son profil antinéolibéral et anticapita-liste. Certaines de ses particularités méritent d’être détaillées.
La première est celle du renouvellement généra-tionnel. La troisième génération de dirigeants indi-gènes a émergé ces dernières années. Formés dans les universités, avides lecteurs de Mariátegui4, radi-caux et combatifs, ils rejettent le mouvement de pen-dule entre la lutte dans les rues et les élections, qui a caractérisé les générations antérieures. Lors d’une longue conversation avec Leonídas Iza (37 ans, neveu d’un dirigeant historique, et principal référent de cette génération), il me faisait remarquer que les fon-dateurs de la CONAIE n’avaient jamais formé les jeunes générations.
La deuxième particularité est l’autonomie poli-tique. Celle-ci résulte du mot d’ordre principal du soulèvement : « Ni Moreno ni Correa, seul le peuple sauvera le peuple ». La nouvelle génération prend ses distances avec ce qu’elle considère comme des ten-dances « sociales-démocrates » hégémoniques au sein de la gauche. Elle a un dialogue fluide avec la base, combine les identités indigène et de classe, et oriente le mouvement vers un changement radical, sans reje-ter le dialogue, mais en ne se limitant pas à s’insérer dans les institutions existantes. Elle a pris ses dis-tances avec le régime de Correa, les partis de gauche et l’ensemble des courants progressistes, cherchant à définir sa propre identité politique.
La troisième particularité est l’existence d’une identité collective forte. Le mouvement est capable de faire prisonniers des centaines de policiers, remis ensuite à des fonctionnaires de l’ONU et de la Croix-Rouge par des femmes indigènes. Cela révèle la persistance d’une culture politique propre, née dans les années 1990. La capacité d’expulser les infil-trés dans les manifestations et de retenir la police et les militaires en constitue une démonstration. Lors de la « remise » des policiers, le président de la CONAIE, Jaime Vargas, expliquait : « Nous ne sommes plus ces indigènes que vous avez maltraités et faits esclaves. Aujourd’hui, nous sommes compétents, nous avons reçu une éducation et nous sommes capables de gérer le pays » (El Telégrafo, 2019).
La quatrième particularité est l’irruption des indi-gènes urbains et des secteurs des classes moyennes. Pour la première fois, les migrants nés dans la capi-tale qui vivent dans les quartiers populaires de sa périphérie se sont soulevés. Ces jeunes, pauvres, issus des sierras sud et nord, sont venus grossir les rangs des manifestants, et ont donné un caractère combatif qui distingue ce soulèvement des précédents. Le diri-geant Jorge Herrera soulignait, lors d’une conférence, la solidarité des jeunes des quartiers populaires : « Les jeunes sont descendus en colère à Quito ; d’une colère nourrie de toutes les indignations passées. » Les classes moyennes se sont aussi solidarisées avec les 20 000 indigènes qui ont occupé le centre de la capi-tale, transformant les universités publiques et privées en espaces logistiques de combat : soupes populaires, centres de soins et de repos pour les combattants et les combattantes.
La cinquième particularité est l’autonomie tactique du mouvement, qui a été capable de mettre fin au soulèvement quand les bases l’ont décidé, pour éviter que le scénario des soulèvements antérieurs ne se répète : qu’il perde face à la bureaucratie ce qu’il avait gagné dans les rues. Parmi ceux qui ont participé à la « Commune de Quito » prévaut un consensus : si le mouvement avait duré deux jours de plus, la chute de Moreno était inévitable. Mais, au cours des débats nocturnes de l’agora de la Maison de la culture, épi-centre de la lutte, les multitudes ont fait le bilan des trois soulèvements antérieurs, qui se sont soldés par la chute d’autres gouvernements (Abdalá Bucaram en février 1997, Jamil Mahuad en janvier 2000 et Lucio Gutiérrez en avril 2005).
La chute de Moreno aurait impliqué l’accession au pouvoir du vice-président, Otto Sonnenholzner. Or, ce dernier, économiste et entrepreneur de radio d’origine allemande, lié au milieu des affaires de Guayaquil, où réside la crème du pouvoir financier, est, selon Juan Carlos Guerra du collectif Desde el Margen, « un fidèle représentant des intérêts de l’oli-garchie ». « Nous sommes, poursuivait-il, face à une accumulation d’apprentissages de près de trois décen-nies, qui transcende les dirigeants, et fait partie du patrimoine de générations de militants indigènes et d’organisations urbaines. » « La logique du mouvement a consisté à faire tomber le paquet du FMI, mais pas forcément le gouvernement », affirmait-il devant les intellectuels incrédules, qui voulaient que les pauvres paient de leur sang la réalisation des prophéties.
La sixième particularité est la convocation du Parlement populaire des peuples et des organisations socialesà l’initiative de la CONAIE. L’appel stipule qu’il s’agit de « convoquer les diverses organisations sociales et populaires de la société équatorienne pour former de manière immédiate un Parlement des peuples qui construira, à travers une mobilisation plu-rinationale, une proposition de nouveau modèle éco-nomique qui garantisse le sumak kawsay (bien vivre) » (El Diario, 2019). Par « Parlement », il faut comprendre une minga (rassemblement) collective, composée de tous les secteurs sociaux affectés par le capitalisme, qui cherche des solutions pour le pays. Cette diver-sité a été le trait dominant de la première session. Étudiants aux cheveux verts, paysans, agriculteurs, syndicalistes, artisans, féministes, collectifs LGBT, cultivateurs de canne à sucre et de fleurs et même des journalistes organisés composaient une diversité impossible à rendre homogène. Tous et toutes expri-maient leurs griefs.
Les principales revendications tournent autour de l’opposition à l’extraction minière, aux mesures du FMI et aux impôts. Après la lecture de l’acte consti-tutif du Parlement populaire, quatre tables de dis-cussion ont été créées : économie, travail, impôts et environnement. Elles devaient remettre leurs propo-sitions dans les trois jours. Le mouvement se poursuit, avec moins de visibilité, nouant des alliances entre les différents « mondes d’en bas », construisant un monde indigène, ouvrier et populaire, attendant le moment pour refaire surface.
Chili : L’« Estallido »
Pour comprendre l’estallido (le soulèvement) chilien d’octobre 2019, dont le prétexte immédiat est l’augmentation du prix du transport public, il faut connaître ses trois acteurs décisifs : l’activisme mapuche, les mouvements des étudiants du secon-daire et le mouvement des femmes.
S’agissant de la mobilisation mapuche, qui s’ins-crit dans une histoire de résistance pluriséculaire, elle reprend de la vigueur dans les années 1990, avec l’apparition de l’organisation politique Coordination Arauco-Malleco (CAM), qui multiplie les actions contre les entreprises forestières et les forces de sécu-rité. Après la défaite du début des années 2000, due à l’implacable répression de l’État, le mouvement mapuche change de cap, sans pour autant oublier la riche expérience de la CAM. En 2007, naît l’Alliance territoriale mapuche (ATM), à l’heure où surgissent d’autres collectifs intégrés par des jeunes qui ne font pas partie d’organisations visibles et structurées. Fernando Pairicán écrit à propos de l’ATM : « Cette organisation était le produit d’une nouvelle généra-tion, elle était animée par des militants qui étaient encore enfants lorsqu’est apparue la question de l’autodétermination, mais qui, une fois majeurs, ont commencé à mener le mouvement en reprenant les discours et les manières de faire de la politique de la CAM » (Pairicán, 2014). Ce qui est réellement neuf dans le Chili actuel, ce n’est pas la lutte mapuche, mais l’engagement de nouvelles générations de jeunes (et de moins jeunes) dans un combat de longue durée contre un État génocidaire et terroriste. En novembre 2018, à la suite de l’exécution extra-judiciaire de Camilo Catrillanca, une trentaine de villes se sont soulevées. À Santiago, on a dénombré jusqu’à 100 barrages. Des milliers de personnes ont fait résonner leurs casseroles depuis leurs fenêtres. La mobilisation s’est maintenue deux semaines durant à certains endroits.
Le monde mapuche a brisé les limites territoriales et sociales dans lesquelles l’État chilien prétendait le confiner. Que des milliers de jeunes « Blancs » brandissent le drapeau mapuche en octobre 2019 sur tout le territoire chilien, en particulier à Santiago, indique qu’ils reconnaissent l’autorité morale et politique de tout un peuple qui, avec sa résistance, a tracé un chemin fait de dignité et d’autonomie pour tous ceux et toutes celles qui veulent résister à l’oppression.
Le deuxième acteur protestataire est le mouvement étudiant. La création en 2001 de l’Assemblée coordinatrice des étudiants du secondaire (ACES), fruit de la rupture avec la Fédération des étudiants du secondaire, contrôlée par les Jeunesses communistes, constitue un moment charnière. L’ACES est à l’origine de la révolte des « pingouins », en 2006, durant laquelle 400 collèges ont été paralysés et une centaine se sont coordonnés autour de la mobilisation de 600 000 écoliers, dépassant ainsi les manifestations de 1972 sous le gouvernement de Salvador Allende.
En 2011, des centaines de milliers d’étudiants des universités et du secondaire descendent dans la rue pour dénoncer le système d’éducation chilien, financé majoritairement par le secteur privé au détriment du secteur public. La répression policière a été très dure, mais la population de tout le pays s’est solidarisée par des concerts massifs de casseroles et des manifestations spontanées dans les principales villes, convertissant ainsi la journée en une « manifestation nationale », semblable à celles qui eurent lieu contre Pinochet. Des femmes et des hommes de la banlieue, qui n’étaient pas descendus dans la rue depuis 1989 et le « retour de la démocratie », sont sortis de chez eux pour protester, chanter et danser en défiant la répression (Fauré et Miranda, 2016). Il y eut, au total, plus de 600 lycées occupés dans tout le pays. Ces occupations l’ont emporté sur les manifestations comme principal mode d’expression de la protestation juvénile. L’ACES a favorisé la coordination horizontale des étudiants et des collèges occupés, au sein d’un espace sans dirigeants et, dès lors, sans base à diriger. Des milliers d’étudiants ont fait l’expérience de la lutte sur base d’une culture politique différente : non patriarcale, non coloniale et non capitaliste. Je pense que cette expérience anticipe ce qui s’est passé en 2019 : des formes d’organisation non hiérarchisées, décentralisées et communautaires, en dialogue (en réel dialogue) avec le peuple mapuche. L’autogestion des lycées ouvre une autre perspective. Le vaste mouvement en faveur de la transformation du secteur éducatif, qui a mobilisé des centaines de milliers de jeunes étudiants et suscité l’occupation de dizaines d’écoles secondaires, s’est traduit par la création d’une trentaine d’initiatives d’éducation autogérées dans les territoires populaires. La naissance des écoles publiques communautaires marque un virage de longue durée dans la lutte pour l’éducation au Chili.
Les lycées autogérés par l’alliance des professeurs et étudiants ont constitué la première expérimentation d’une « autre éducation ». Ces nouvelles expériences cherchent à ce que les communautés se réapproprient les espaces éducatifs, et à former des sujets critiques, conscients et engagés, qui dynamisent les changements sociaux (Colectivo Diatriba, 2013). Le mouvement est passé de la revendication à la construction d’une éducation différente (Colectivo Diatriba, 2011).
Le mouvement des femmes, dont les manifestations atteignirent leur point d’orgue en 2018, constitue le troisième courant ayant convergé dans l’estallido. Entre avril et juillet 2018, 32 facultés et de nombreux lycées sont occupés et mobilisés. Les féministes et les femmes antipatriarcales (telles que se définissent les Mapuches) ont fait un pas décisif : elles sont passées de la dénonciation du patriarcat en général à des dénonciations concrètes contre des patriarches vio-lents, abusifs et coupables de harcèlement dans les espaces qu’elles contrôlaient. Ce pas, du général vers le particulier, a fait trembler de prestigieux profes-seurs et démontré qu’aucune autorité, aucune struc-ture, n’était à l’abri de la colère des femmes.
Au Chili, le mouvement féministe se compose d’une multitude d’organisations de tous types, sur l’ensemble du territoire. La Coordination des orga-nisations d’étudiants mapuche (COEM), fondée en 2014 à Santiago, réunit des groupements issus de presque toutes les universités et a créé une école des femmes indigènes, « femmes antipatriarcales », qui défend un féminisme mapuche.
Une des conséquences les plus intéressantes de ce mouvement réside dans le fait qu’il participe à la création de sujets hétérogènes. Tant la COEM que le collectif d’information Mapuexpress sont des espaces de Mapuches et de « Blancs », qui intègrent des per-sonnes issues de groupes féministes, étudiants ou de défense de l’environnement. Ces espaces mixtes, tout comme le féminisme mapuche, qui ont lentement émergé il y a dix ans, fleurissent et se multiplient de manière exponentielle aujourd’hui.
En résumé, plusieurs dynamiques protestataires en cours de radicalisation depuis le tournant du millé-naire se sont métissées et ont débouché sur ce mer-veilleux mois d’octobre 2019, qui a vu l’émancipa-tion de tout un peuple, des enfants aux personnes âgées. Ce que des millions de personnes ont fait alors dans les rues avait déjà été expérimenté depuis la fin de la dictature et pratiqué à moindre échelle pen-dant trente ans. Ce qui s’est passé n’était donc pas un réveil. Il s’agissait de quelque chose de beaucoup plus radical : un Ya Basta de dignité et de désespoir, après lequel rien ne sera comme avant. La preuve en est que plus de 200 assemblées territoriales ont survécu en 2020 à l’état de siège décrété pendant la pandémie de coronavirus.
En Guise De Conclusion Provisoire
Les cas de l’Équateur et du Chili méritaient d’être mis en avant parce que ces deux mouvements ont marqué l’année 2019 ; année qui a enregistré une poussée de l’activisme dans de nombreux pays. Ces deux cas sont également représentatifs de deux ten-dances importantes des luttes latino-américaines avant la pandémie : le rôle central des femmes, en particulier, mais aussi des jeunes et des peuples autochtones et noirs.
Cet ensemble de peuples en mouvement fut visible, quelques mois plus tard, pendant la pandémie du Covid-19. Il ne fait pas de doute que ces acteurs ont été les plus actifs dans ce contexte complexe. Seuls les mouvements et les organisations qui avaient une expérience digne de ce nom se sont montrés capables d’affronter la pandémie, l’inaction des États, la militarisation croissante et la pénurie d’aliments provoqués par cette conjoncture.
Le Conseil régional indigène du Cauca (CRIC), en Colombie, a décidé de mettre en place une mobilisation « vers l’intérieur » (una minga hacia adentro), qui peut être vue comme une synthèse dece que font les peuples et les communautés rurales et urbaines dans toute l’Amérique latine. Le renfor-cement des relations communautaires, tant dans ses dimensions matérielles que symboliques, constitue la clé de ce mouvement. Cela va d’une plus grande autonomie alimentaire à l’harmonisation collective, assurée par des rites dans des lieux sacrés, avec la par-ticipation de médecins traditionnels, en passant par la consolidation des autorités indigènes, ancrées dans les pratiques « assembléistes » de prise de décision par consensus.
Cette fermeture territoriale ne doit pas être inter-prétée comme un isolement, mais comme le traçage d’une frontière qui conduit à donner de la force aux relations non capitalistes, à mettre en avant les valeurs d’usage plutôt que les valeurs d’échange, la solidarité et la fraternité entre celles et ceux d’« en bas » face à l’individualisme proposé et imposé par le système. À l’injonction (durant la pandémie) « reste à la maison », les acteurs argentins ont substitué le « reste dans ton quartier », et les paysans et peuples autochtones et noirs, le « reste dans ta communauté ». En somme, face à l’individualisme propre aux classes moyennes, surgit une collectivisation de l’espace public qui n’est que la continuité des pratiques habituelles des secteurs populaires face à la pandémie.
Traduction De L’espagnol : Anne Vereecken
Cuba: Mise En Perspective Du Nouveau Virage Économique
Samuel Farber5
Une série de développements récents à Cuba ont frappé l’économie déjà chancelante de l’île, ce qui a conduit le gouvernement à adopter une série de politiques économiques qui vont dans le sens d’une plus grande ouverture au capital, tout en maintenant les contrôles politiques de l’État à parti unique.
La première des dernières catastrophes qui se sont abattues sur l’île est la pandémie de Covid-19. Comparée à d’autres pays des Caraïbes, Cuba s’en est mieux sortie grâce à un système de santé publique qui, malgré son déclin au cours des trente dernières années, est toujours capable d’organiser une réponse adéquate aux catastrophes collectives telles que la pandémie. Ainsi, pour stopper la contagion, le gou-vernement cubain a adopté des mesures drastiques telles que l’interruption totale des transports publics, et en réponse à un rebond de l’infection à partir de la fin août, il a rétabli des mesures tout aussi dras-tiques dans de nombreux endroits, y compris dans la zone métropolitaine de La Havane, bien que, début octobre, le gouvernement ait réduit les restrictions dans la plupart de ces endroits.
L’industrie du tourisme, troisième source de devises après l’exportation du personnel médical et les envois de fonds des Cubains résidant à l’étranger, a également été soumise à une interruption, ainsi que de nombreux autres établissements commer-ciaux et industriels. Les apports de devises étrangères de Cuba – grandement nécessaires pour payer les importations essentielles, dont 70 % de la nourri-ture consommée – avaient déjà été sérieusement réduits avant la pandémie à la suite de l’annulation de ses exportations de personnel médical vers des pays tels que le Brésil et la Bolivie, où des gouver-nements d’extrême droite étaient récemment arrivés au pouvoir. En outre, les livraisons de pétrole que l’île recevait du Venezuela (en échange de l’expor-tation de personnel médical vers ce pays), cruciales pour le fonctionnement de l’économie de l’île, ont été réduites à la suite des crises politiques et écono-miques sous le gouvernement de Maduro.
Pour aggraver encore les choses, Donald Trump a intensifié de manière décidément agressive le blo-cus criminel des États-Unis contre Cuba – en par-tie motivé par le soutien de ce dernier au régime Maduro – en réduisant, voire en annulant, cer-taines des concessions qu’Obama avait accordées à Cuba durant son deuxième mandat à la Maison-Blanche. Parmi les autres mesures hostiles, Trump a limité les envois de fonds des Cubano-Américains à leurs parents sur l’île et a fortement réduit les voyages à Cuba des citoyens des États-Unis qui ne seraient pas des Cubano-Américains. Il a interdit à ceux qui peuvent visiter Cuba de séjourner dans des hôtels appartenant au gouvernement cubain. Il s’est engagé dans une campagne visant à décourager les investissements étrangers dans l’île en invoquant, pour la toute première fois, le titre III de la loi Helms-Burton de 1996 (approuvée par le Congrès et promulguée par le président démocrate Bill Clinton) qui punit les entreprises étrangères qui utilisent des biens américains confisqués par le gouvernement cubain au début des années 1960. L’administration Trump a également suspendu les licences autorisant les activités économiques américaines dans l’île, comme celle accordée par l’administration Obama à la firme hôtelière Marriott Corporation pour exploiter des hôtels à Cuba.
La politique de Washington changera-t-elle sous une administration Biden ? Le candidat démocrate à la présidence [actuellement « président élu »] a promis de suivre les traces du président Barack Obama, en s’orientant vers une normalisation des relations politiques et économiques avec Cuba. La mesure dans laquelle une administration Biden le fera dépend de divers facteurs allant des résultats électoraux en Floride [où les « exilés » cubains et vénézuéliens sont influents, Trump a été majoritaire en Floride] jusqu’aux relations avec le Venezuela. Bien que la relation avec le Venezuela n’ait pas été très importante pour la politique cubaine pendant les années Obama, elles sont devenues une considération majeure pour Trump qui, suivant les conseils du sénateur Marco Rubio [sénateur républicain pour la Floride] et du conseiller à la sécurité nationale de l’époque, John Bolton [licencié par Trump en septembre 2019], a fait du soutien de Cuba à Nicolás Maduro un enjeumajeur et l’a utilisé pour justifier le durcissement des sanctions contre l’île. Le fait que Joe Biden et les démocrates du Congrès aient soutenu la prétention du chef de l’opposition vénézuélienne, Juan Guaidó, d’être le président légitime du Venezuela n’est pas de bon augure pour une administration démocratique qui normaliserait les relations avec l’île.
De puissants intérêts du monde des affaires, représentés par les grandes entreprises agroalimentaires et la Chambre de commerce américaine, sont depuis longtemps favorables à des relations économiques complètes avec Cuba, bien qu’il soit difficile de prédire l’ampleur du capital politique qu’ils sont prêts à investir pour atteindre cet objectif.
En tout état de cause, une normalisation complète des relations économiques et politiques avec l’île nécessiterait une abrogation par le Congrès de la loi Helms-Burton de 1996. Une perspective peu vraisemblable compte tenu de la composition probable des deux chambres du Congrès après l’élection du mois prochain, malgré le fait qu’un nombre important de membres républicains du Congrès ont soutenu, au nom des intérêts agricoles et d’autres intérêts commerciaux, la normalisation des relations avec Cuba. Néanmoins, le président des États-Unis dispose d’un pouvoir discrétionnaire considérable pour améliorer les relations avec Cuba, même si la loi Helms-Burton reste la loi du pays.
Entre-temps, tous ces événements ont considé-rablement aggravé les problèmes d’une économie cubaine déjà faible, souffrant d’une croissance très réduite depuis plusieurs années (0,5 % en 2019), d’une faible productivité industrielle et agricole et d’un très faible ratio de remplacement du capital nécessaire pour maintenir une économie au moins à son niveau de production et à son niveau de vie actuels, sans même vouloir mentionner une crois-sance économique significative et une amélioration nette des conditions de vie. Pour aggraver les choses, cette situation se développe dans le contexte d’une population de plus en plus vieillissante, un processus démographique qui a commencé à la fin des années 1970 et qui va entraîner un certain nombre de pro-blèmes graves, tels que la diminution de la main-d’œuvre devant subvenir aux besoins d’un nombre croissant de retraités.
En réponse aux pressions créées par l’aggravation récente de la crise économique, le gouvernement cubain a récemment annoncé une série de mesures économiques qui rapprocheront le pays du modèle sino-vietnamien, qui combine un État autoritaire à parti unique et un rôle croissant pour les entre-prises capitalistes privées. Ces nouvelles mesures représentent la décision du gouvernement cubain de renoncer à une partie de son contrôle économique dans un effort pour acquérir des devises fortes, importer des capitaux et promouvoir un plus grand dynamisme et une plus grande croissance de l’éco-nomie cubaine.
Développement Des Petites Et Moyennes Entreprises Privées
Une option économique a été ressuscitée : la créa-tion de « pequeñas y medianas empresas » privées ou PYMES (petites et moyennes entreprises). Depuis plus d’une décennie, le gouvernement cubain sous le régime de Raúl Castro a permis l’existence de très petites entreprises privées qui emploient aujourd’hui environ 30 % de la population active. Cela comprend environ un quart de million d’agriculteurs privés qui travaillent la terre en usufruit, c’est-à-dire qu’ils la louent au gouvernement pour des périodes de vingt ans renouvelables ; ainsi que quelque 600 000 per-sonnes qui possèdent ou travaillent pour de petites entreprises dans les zones urbaines. La plupart de ces microentreprises sont principalement concentrées dans les domaines des services de restauration (res-taurants et cafétérias), du transport (taxis et camions), et de la location à des touristes de chambres et d’ap-partements généralement rénovés, probablement la petite entreprise la plus lucrative de toutes. Puis, en 2014, dans un important document officiel inti-tulé Conceptualización del Modelo Económico y Social Cubano de Desarrollo Socialista (Conceptualisation dumodèle économique et social cubain de développe-ment socialiste), le gouvernement cubain a annoncé qu’il permettrait la création de petites et moyennes entreprises privées. Cette notion a récemment été relancée et est actuellement discutée par le président [depuis avril 2018] Miguel Díaz-Canel, par exemple, qui déclare qu’il est nécessaire de « désentraver » (destrabar) les PYMES et les coopératives à Cuba.
Peu de détails ont été fournis sur ce que ces entre-prises peuvent représenter en termes de taille et d’autres caractéristiques. Cela restera probablement secret jusqu’à ce que le gouvernement promulgue la nouvelle loi, prévue pour avril 2022, concernant les entreprises publiques et privées, bien que les députés du parlement officiel aient indiqué que les règles concernant les PYMES seront formalisées dès cette année 2020. Néanmoins, on peut se faire une idée approximative de ce que ces entreprises dites moyennes seront en examinant la façon dont elles ont été définies dans d’autres pays d’Amérique latine. Au Costa Rica, par exemple, où les PYMES sont très répandues et jouent un rôle important dans l’écono-mie, les PME désignent celles qui emploient entre 31 et 100 travailleurs ; les microentreprises, celles qui emploient moins de cinq travailleurs (la plus grande taille autorisée à Cuba actuellement), et les petites entreprises, celles qui emploient de 6 à 30 travailleurs. Le Chili a approuvé une loi définissant officiellement la taille des entreprises selon les critères numériques suivants : micro, jusqu’à 9 salariés ; petites, de 10 à 25 salariés ; moyennes, de 25 à 200 salariés ; et les grandes, plus de 200 salariés.
Sur la base de ces définitions, il est clair qu’étant donné leur taille, les entreprises privées de taille moyenne sont des entreprises capitalistes ordinaires qui ne seront probablement pas gérées uniquement par leurs propriétaires et qui auront besoin d’une sorte d’administration hiérarchique pour gérer l’en-treprise en termes de planification économique, d’administration et de production. La création de ces moyennes entreprises ira probablement de pair avec l’arrivée des syndicats officiels de l’État pour « orga-niser » les travailleurs de ces entreprises, comme ils l’ont déjà fait avec les « cuenta propistas » (travailleurs indépendants) beaucoup plus petits et leurs quelques employés. Comme en Chine, les syndicats officiels de Cuba ne feront rien pour représenter véritablement les travailleurs dans leurs relations avec les employeurs.
Le Code Du Travail Cubain De 2014
Dans ce contexte, il est très important de considérer le Code du travail (Código Laboral) qui est en vigueur depuis son approbation par le gouvernement cubain en 2014. Ce code supprime l’obligation d’indemniser les travailleurs dont le « lieu de travail » a été fermé et permet aux employeurs privés, en vertu de leur droit en tant que propriétaires, de licencier des travailleurs sans motif. Dans le cas des employés de l’État, le gouvernement licencie également les travailleurs en les déclarant inaptes (no idóneos) à leur emploi, avec peu de recours pour les travailleurs concernés. Le nouveau code assouplit également la journée de huit heures en permettant aux employeurs de l’allonger à neuf heures sans compensation supplémentaire.
En fait, de nombreux travailleurs du secteur privé travaillent déjà en équipes avec une durée de dix et même douze heures par jour, sans être rémunérés pour leurs heures supplémentaires. (Ils le font quand même parce que leur salaire de base est plus élevé que dans le secteur public.) Le Code permet éga-lement aux employeurs privés de n’accorder qu’un minimum de sept jours de vacances annuelles payées au lieu des trente jours de vacances annuelles payées auxquels ont droit les salarié·es du secteur public. Le code abolit également le temps de travail libéré pour la formation continue (superación) de tous les travail-leurs et travailleuses, si bien qu’actuellement, elle doit avoir lieu pendant le temps libre gagné par les travail-leurs, tel que les vacances accumulées. Ce Code du travail devrait également s’appliquer au secteur des PYMES de l’économie.
Modification Du Monopole De L’état En Matière De Commerce Extérieur
En plus d’ouvrir ses portes à l’entreprise privée, le régime cubain a très récemment assoupli son mono-pole du commerce extérieur, c’est-à-dire le contrôle exclusif qu’il exerçait jusqu’à présent sur toutes les activités commerciales d’importation et d’ex-portation dans l’île. Il y a peu de temps, Rodrigo Malmierca, le ministre du commerce extérieur et des investissements étrangers (Mincex), a annoncé que 36 entreprises d’État spécialisées dans le com-merce extérieur se préparaient à offrir leurs services pour l’aide aux importateurs et exportateurs privés afin de traiter et faciliter leurs opérations à l’étran-ger. Pour stimuler ces activités d’exportation privées (en devises fortes), le gouvernement a proposé d’ap-pliquer une réduction d’impôt sur les bénéfices des entreprises d’État, des coopératives et des entreprises privées si elles affichent une augmentation de leurs ventes de produits et de services par rapport à l’an-née précédente.
En 1959, la première année de la révolution, alors que la majeure partie de l’économie était encore aux mains du secteur privé, le gouvernement révolution-naire, confronté à une forte baisse de ses réserves de devises fortes, a exigé des entreprises privées cubaines qui importaient qu’elles obtiennent de la Banque nationale de Cuba l’autorisation d’obtenir les devises fortes (généralement des dollars) dont elles avaient besoin pour leurs transactions. C’est ainsi que le gouvernement essayait de mettre en œuvre son plan visant à utiliser ses rares devises fortes pour des importations essentielles au développement écono-mique du pays plutôt que pour des produits de luxe à usage personnel, par exemple. On ne sait pas encore quel sera le rôle du gouvernement dans les initiatives d’import/export proposées par le secteur privé.
Rationaliser Le Système Monétaire
Les nouvelles règles régissant les activités d’ex-portation, et surtout d’importation, seront étroite-ment liées (et sans aucun doute affectées) aux dif-ficultés monétaires auxquelles Cuba est actuelle-ment confrontée, notamment celles liées à la rareté des devises fortes. Cette pénurie joue également un rôle-clé dans le débat actuel du gouvernement sur l’unification monétaire, une question qui fait cou-ler beaucoup d’encre depuis de nombreuses années à Cuba et qui est de plus en plus au centre des nou-velles politiques économiques. Elle pourrait finale-ment se concrétiser dans les prochains mois. Plus le gouvernement cubain s’efforcera d’intégrer son éco-nomie dans l’économie internationale, plus il devra normaliser le taux de change entre sa monnaie natio-nale et les devises étrangères utilisées par les capitaux étrangers pour ses transactions. Cela permettrait un arrangement plus rationnel pour, entre autres, établir un système de prix et d’incitations économiques, et mesurer les données économiques.
Depuis de nombreuses années, Cuba dispose d’un double système monétaire fonctionnant simultané-ment sur le plan intérieur, l’un en dollars et l’autre en pesos cubains. Jusqu’à récemment, ce double système prenait la forme du peso cubain et du CUC – une monnaie cubaine convertible, à peu près équivalente au dollar – qui a longtemps été rattachée à envi-ron 24 ou 25 pesos cubains pour un CUC. [1 CUC = 1 dollar (change fixe) ; 1 CUC plus ou moins 25 CUP – peso cubain – change officieux.]
Mais le CUC a perdu de sa valeur et est en train de disparaître en raison du manque de devises fortes pour le soutenir. Entre-temps, l’économie cubaine s’est directement dollarisée : les Cubains ont maintenant accès à des marchandises dans des magasins à dollar spéciaux qui vendent une grande variété de produits, y compris des produits alimentaires qu’il était très difficile de se procurer ailleurs avec des pesos cubains. Les produits dans ces magasins dollarisés sont achetés avec des cartes magnétiques émises par le gouver-nement afin d’empêcher la spéculation informelle sur le marché noir des billets de banque en dollars. Ils sont la seule forme de monnaie acceptée par ces magasins et sont basés sur des dépôts en dollars effectués dans les banques cubaines, la plupart provenant de transferts de fonds de l’étranger. Cependant, avec la disparition du CUC, on ne peut plus parler d’unification monétaire mais plutôt de rationalisation de la politique monétaire cubaine, notamment du taux de change entre le peso et le dollar. Comme l’a souligné l’économiste cubain Pedro Monreal, les changements monétaires devront faire partie d’un ensemble plus large impliquant des ajustements des prix, des subventions, des salaires et des pensions.
La régularisation monétaire du taux de change entre le peso cubain et le dollar, actuellement en discussion dans l’île, pose au gouvernement une série de problèmes qui seront très difficiles à résoudre. Elles découlent principalement du fait qu’alors que la population échangeait en général 24 à 25 pesos pour un dollar, les entreprises d’État bénéficiaient du taux de change d’un peso pour un dollar, qui a eu un effet de distorsion économique (un taux qui a clairement favorisé l’importation de biens étrangers, mais a nui à l’exportation de biens cubains). La régularisation de la monnaie dans ce contexte signifie que le gouvernement devra résoudre la quadrature du cercle pour, à la fois, empêcher la fermeture de nombreuses entreprises d’État qui bénéficiaient auparavant de la subvention à l’importation dont elles bénéficiaient grâce au taux de change spécial de un pour un, et bloquer une augmentation de l’inflation.
En raison de la pression politique interne et des attentes populaires, le gouvernement pourrait être contraint d’accorder un taux de change favorable au peso. Si ce taux de change favorable ne s’accompagne pas d’une plus grande disponibilité de biens et de services, il pourrait entraîner une inflation. Pour aggraver les problèmes, l’absence de syndicats indépendants laissera les travailleurs cubains sans protection contre les politiques monétaires de leur gouvernement.
Le changement politique majeur que la ministre cubaine du travail et de la sécurité sociale, Marta Elena Feitó, a annoncé pour la première fois le 6 août (et qui a ensuite été confirmé le 13 octobre par Alejandro Gil, le ministre de l’économie et de la planification), est particulièrement important, car il augmentera considérablement le nombre et le type d’occupations urbaines que les Cubains peuvent exercer dans le secteur privé. Dans le cadre de ses premières réformes économiques, Raúl Castro a autorisé le recours au travail indépendant privé et l’embauche d’autres personnes dans un nombre limité de professions qui ont finalement été portées à plus de 200, lesquelles ont ensuite été réorganisées en 123 groupes professionnels. (Il convient de noter que cette augmentation était loin d’être un processus linéaire et qu’à plus d’une occasion, le gouvernement a réduit et diminué le nombre de professions autorisées dans le secteur privé.) Selon les ministres Marta Elena Feitó et Alejandro Gil, cette liste des professions privées autorisées sera rendue caduque. On peut supposer qu’une nouvelle liste sera préparée. Elle ne comprendra que les professions que les Cubains ne seront pas autorisés à exercer à titre privé, comme, par exemple, la pratique privée de la médecine. Aucun des deux ministres n’a encore fixé la date d’entrée en vigueur de ces changements.
Enfin, pour faciliter les opérations des secteurs pri-vés ruraux et urbains, le gouvernement a annoncé qu’il augmenterait le nombre de marchés de gros pour permettre aux petits et moyens entrepreneurs privés d’acheter de la nourriture et d’autres marchan-dises en vrac à des prix plus bas. Le manque d’accès aux marchés de gros a été un véritable problème qui a sérieusement affecté la viabilité des entreprises privées tant rurales qu’urbaines. Afin d’améliorer la situation, le gouvernement a annoncé très récem-ment qu’à partir de septembre 2020, les marchés de gros fonctionneront en nombre croissant dans les capitales provinciales, bien que les transactions soient exclusivement effectuées en devises fortes, ce qui a clairement été la principale impulsion de ce change-ment économique et d’autres changements annoncés.
Si le gouvernement cubain met en œuvre tous les changements annoncés, l’économie de l’île aura parcouru un long chemin depuis l’économie forte-ment nationalisée de la fin des années 1980 – plus nationalisée que les économies de l’URSS et de l’Europe de l’Est – jusqu’à une économie fonda-mentalement mixte, se rapprochant ainsi toujours plus du modèle sino-vietnamien. Il reste à voir dans quelle mesure les changements proposés amélio-reront les performances médiocres de l’économie cubaine actuelle, où la faible croissance économique et la faible productivité ont longtemps caractérisé les économies urbaines et rurales. Il convient tou-tefois de noter qu’en dépit d’une faible productivité agricole généralisée, les exploitations privées ont déjà dépassé les fermes d’État dans la production de plusieurs produits de base, comme ce fut le cas en Europe de l’Est sous le régime « communiste ». En seulement un peu plus d’une décennie depuis qu’une quantité substantielle de terres a été distribuée aux agriculteurs privés – malgré les grandes difficultés qu’ils rencontrent pour accéder au crédit et au com-merce de gros, aux outils agricoles et autres instru-ments – les agriculteurs privés, qui possèdent tou-jours moins de terres arables que le gouvernement, produisent déjà 83,3 % des fruits, 83,1 % du maïs et 77,9 % des haricots de l’île. Toutefois, cela ne témoigne pas tant des merveilles de l’entreprise pri-vée que du désastre que l’agriculture d’État bureau-cratique gérée de manière centralisée a été pour Cuba (et pour plusieurs pays qui faisaient partie alors du bloc soviétique). Dans de tels systèmes bureaucra-tiques, les personnes impliquées dans la production manquent à la fois d’incitations matérielles, comme un pouvoir d’achat plus important, et d’incitations politiques, comme l’autogestion et le contrôle démo-cratique de leurs lieux de travail. Cette absence a historiquement conduit à une apathie, à une négli-gence, à une irresponsabilité généralisées et à ce que Thorstein Veblen a appelé le « retrait d’efficacité ». C’est cette expérience vécue, et non la propagande capitaliste, qui a rendu le modèle capitaliste de plus en plus attrayant pour les Cubains.
Le Contexte Politique
Une question cruciale qui découle de cette dis-cussion est la nature et la composition de la direc-tion politique cubaine. Elle fait face à la crise actuelle et préside aux propositions susmentionnées quelque quinze ans après que Fidel Castro se soit retiré pour des raisons de santé, de son commandement direct du pays et que son frère cadet, Raúl, lui ait succédé, le chef des forces armées cubaines et héritier prés-senti depuis les tout premiers jours du gouvernement révolutionnaire. Dès son arrivée au pouvoir, Raúl Castro a introduit une série de réformes économiques ouvrant le système, dans une mesure modeste, à des entreprises privées généralement de très petite taille. Il a encouragé un degré important de libéralisation comme, par exemple, en modifiant en 2012 les règles régissant les voyages en dehors du pays afin de per-mettre aux Cubains de se rendre à l’étranger.
Mais cette libéralisation n’a pas été accompagnée d’une quelconque démocratisation politique. Bien au contraire. Ainsi, la répression de la dissidence a continué. Tout en libéralisant les voyages à l’étran-ger pour la plupart des Cubains, le gouvernement a imposé des obstacles aux déplacements de nombreux dissidents ou retardé leur participation à des confé-rences à l’étranger, c’est-à-dire rendu impossible leur voyage à l’étranger. À cette fin, il a élaboré une liste de « regulados » (personnes sous réglementation) de quelque 150 Cubains dissidents qui ne sont pas autorisés à quitter le pays. Il convient de noter que, comme pour tant d’autres mesures répressives adoptées par le gouvernement cubain, il s’agit toujours, comme à l’époque de Fidel Castro, d’une décision politique et administrative qui échappe même au système judiciaire du régime. Il en va de même pour les milliers d’arrestations de courte durée que le gouvernement de Raul a effectuées chaque année, notamment pour empêcher les manifestations publiques non contrôlées par le gouvernement.
Le système de parti unique continue de fonctionner comme sous Fidel Castro, avec son énorme contrôle social, économique et politique mis en œuvre par le biais de ses courroies de transmission dans les organisations de masse (par exemple, les syndicats et les organisations de femmes) et d’autres institutions telles que celles du système éducatif. Les médias de masse (radio, télévision et journaux) restent sous le contrôle du gouvernement cubain qui suit dans sa couverture les « orientations » du département idéologique du comité central du Parti communiste cubain. La seule exception importante concerne les publications internes de l’Église catholique, qui fait cependant preuve d’une extrême prudence politique et limite la diffusion de ses publications à ses paroisses et autres institutions catholiques. L’Internet, que le gouvernement n’a pas encore réussi à placer sous son contrôle total, reste le principal vecteur des voix critiques et dissidentes.
Entre-temps, un important changement génération-nel s’est opéré au sein de la direction cubaine, ce qui pose des questions sur l’avenir du système cubain. Le nouveau président de la république cubaine, Miguel Díaz-Canel-Bermúdez, est né en 1960, un an après la victoire révolutionnaire. L’occupant du poste nou-vellement créé de Premier ministre, Manuel Marrero Cruz, un homme ayant de longues années d’expé-rience dans le secteur du tourisme, est né en 1963. Ces deux hommes pourraient être considérés comme passant une sorte d’apprentissage probatoire sous le regard examinateur de Raúl Castro, qui, à 89 ans, est toujours le premier secrétaire du Parti commu-niste cubain (PCC), bien qu’il prenne officiellement sa retraite en 2021.
D’autres dirigeants « historiques » se trouvent encore au sommet de la hiérarchie politique. José Ramón Machado Ventura, un médecin qui a été pen-dant un temps le numéro trois après Fidel et Raúl Castro. Il est membre du bureau politique, aura 90 ans le 26 octobre. Ramiro Valdés, un autre « histórico » qui a occupé de nombreux postes de haut niveau pendant plus de soixante ans de gouvernement révolutionnaire, dont celui de ministre de l’intérieur, aujourd’hui membre du bureau politique, a 88 ans. Plusieurs généraux de haut rang occupant des postes élevés appartiennent également à la génération précédente. Le général Ramón Espinosa Martín, membre du bureau politique du PCC, est âgé de 81 ans. En comparaison, le général Álvaro López Miera, également membre du bureau politique, est un jeune homme de 76 ans seulement. Le général Leopoldo Cintra Frias, ministre des FAR (Forces armées révo-lutionnaires), a 79 ans.
Pourtant, il y a des jeunes, moins visibles que Díaz-Canel Bermúdez et Manuel Marrero Cruz, qui occupent aujourd’hui des postes gouvernementaux importants et dont le pouvoir va probablement s’ac-croître dans le cadre d’une transition après la dispari-tion des anciens « históricos ». L’un d’eux est le général Luis Alberto Rodríguez López-Callejas, 60 ans, ancien beau-fils de Raúl Castro, qui est à la tête de GAESA, l’énorme conglomérat commercial des forces armées, dont fait partie Gaviota, la principale entreprise tou-ristique de Cuba. Plusieurs officiers supérieurs de l’armée, en activité ou à la retraite, occupent actuel-lement des postes de direction dans d’autres secteurs clés de l’économie cubaine. L’armée cubaine a formé des cadres techniques et commerciaux qui, avec un groupe de techniciens et de gestionnaires civils, jouent depuis un certain temps un rôle majeur dans l’économie cubaine. Nombre d’entre eux sont deve-nus des hommes d’affaires internationaux agissant au nom de l’État cubain et ont développé des relations étendues avec des banques internationales et d’autres institutions capitalistes internationales. Il faut y ajou-ter les cadres de l’industrie d’État, qui viennent de se voir accorder plus d’autonomie par le gouvernement. Tous ces fonctionnaires pourraient finir par bénéfi-cier de la création annoncée du secteur des PME, en utilisant leurs contacts d’affaires pour obtenir le capital nécessaire à la création de leurs propres entre-prises de taille moyenne dans l’île. Ils constituent le noyau d’une bourgeoisie capitaliste cubaine en déve-loppement qui émerge de l’intérieur même de l’ap-pareil communiste.
Opposition, Désaffiliation Et Mécontentement
Il y a une opposition politique à Cuba, principale-ment mais pas exclusivement au centre et à la droite du spectre politique. Cependant, elle a été politique-ment marginalisée par la répression gouvernemen-tale et par la pratique plattiste (selon l’amendement Platt imposé en 1901 par les États-Unis à Cuba, qui a réduit l’indépendance de Cuba, en introduisant un droit d’ingérence pour les États-Unis) adoptée par des secteurs de cette opposition. Au lieu d’organiser et de collecter des fonds auprès des près de deux millions de personnes d’origine cubaine aux États-Unis et dans d’autres pays – tout comme José Martí l’avait fait parmi les travailleurs cubains du tabac en Floride pour soutenir l’indépendance de Cuba dans les années 1890 – elle a plutôt compté sur des aumônes du gouvernement américain pour survivre à la persécution du gouvernement cubain.
Le gouvernement a peut-être réussi à marginali-ser la dissidence active dans l’île, mais il n’a pas été capable d’endiguer la défiance politique considérable vis-à-vis du régime, en particulier parmi les jeunes générations qui ont grandi depuis l’effondrement de l’URSS et du bloc soviétique à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il convient de noter que presque autant de temps s’est écoulé entre 1990 et aujourd’hui qu’entre la victoire révolutionnaire de 1959 et l’effondrement du bloc soviétique. Cet effon-drement – et le retrait majeur de l’aide économique à Cuba qui l’a accompagné – a provoqué une crise économique catastrophique et une érosion consi-dérable de la légitimité du régime cubain. Depuis lors, la corruption publique et privée a nettement augmenté. Ce phénomène a même été dénoncé par Fidel Castro dans un célèbre discours prononcé à l’université de La Havane en novembre 2005, lorsqu’il a averti qu’elle pouvait détruire la révolution de l’intérieur et ainsi accomplir ce que l’impérialisme américain n’avait pas réussi à faire pendant de nombreuses décennies.
La crise économique actuelle, considérablement aggravée par la pandémie de Covid-19, a ajouté au mécontentement déjà largement répandu découlant de la pénurie de biens de consommation. Une grande partie de ce mécontentement s’est focalisée sur les « coleros » (de « cola » : une file d’attente). Ce terme est actuellement utilisé pour qualifier les personnes qui monopolisent régulièrement les premières places dans les files d’attente (désormais omniprésentes) qui se forment pour obtenir des biens de base de plus en plus rares ou pour vendre ces places aux retardataires. Ces personnes qui, d’une manière ou d’une autre, profitent de leur position dans les premières places de la file et achètent autant qu’il y a en stock afin de le revendre à des prix exorbitants.
Le gouvernement utilisé à son avantage l’indignation populaire compréhensible suscitée par les « coleros » en les dénonçant et en les arrêtant. Mais il évite de se concentrer publiquement sur les causes économiques du phénomène des « coleros » : à savoir la pénurie de biens de base due à une production intérieure et/ou à une importation insuffisante. Le fait est, cependant, qu’étant donné la pénurie de production agricole due au régime économique et politique existant dans l’île, il ne semble pas y avoir d’alternative pratique à ce problème. Même en rationnant les biens en devises fortes achetés par les « coleros » en les incorporant dans le système de rationnement déjà existant, libellé en pesos, cela ne fonctionnera probablement pas, car il se peut qu’il n’y en ait pas en quantité suffisante pour subvenir aux besoins de tous.
Il est difficile de dire si les circonstances dans lesquelles la désaffiliation et le mécontentement actuels peuvent se traduire par une alternative politique, sans parler d’une alternative démocratique et progressiste, au régime d’État à parti unique non démocratique existant. Il est vrai que le fait qu’Obama ait coupé la route de l’émigration cubaine vers les États-Unis pendant les derniers jours de son administration a éliminé une importante soupape de sécurité pour l’opposition et le mécontentement cubains. (Il convient de noter que Trump n’a pas abrogé cette mesure particulière d’Obama, preuve que son opposition au « communisme » est bien plus faible que sa xénophobie et son racisme.) Néanmoins, l’arrêt de l’émigration vers les États-Unis n’a pas semblé jusqu’à présent suffisant pour déclencher une évolution politique importante dans l’île.
Ce qui est clair, c’est que l’adoption des nouvelles mesures économiques évoquées ci-dessus, en particulier la légalisation des entreprises dites moyennes, peut considérablement étendre et approfondir la double exploitation et oppression de Cuba : l’une exercée, pendant longtemps, par l’État à parti unique hautement autoritaire, et l’autre, exercée par les futures entreprises privées de taille moyenne aidées par la fausse protection accordée aux travailleurs par les syndicats d’État qui fonctionneront, en fait, comme des syndicats d’entreprise dans le contexte du plan de développement des PME. Le Code du travail approuvé en 2014 laisse déjà entrevoir ce qui va suivre.
La nouvelle répartition économique du pouvoir qui se développera tôt ou tard à Cuba démontrera encore plus l’urgence de syndicats véritablement libres et la nécessité de remplacer l’État non démocratique à parti unique qui, par nature, rend impossible la créa-tion de syndicats indépendants, par une république véritablement socialiste et démocratique à Cuba.
Article publié, en espagnol, sur le site la joven cuba, et en anglais sur site new politics, le 18 octobre
Traduction et publication française par la rédaction de à l’encontrewww.alencontre.org
Nicaragua: La Légalisation De La Répression Arbitraire
Matthias Schindler et Mariana Sanchez6
En septembre et octobre 2020, le président nica-raguayen, Daniel Ortega, a lancé trois projets de loi visant à menacer, empêcher et punir toute activité qui s’opposerait à son gouvernement. La « loi sur la réglementation des agents étrangers » vise à assurer au régime le contrôle total de toutes les activités des personnes ou des organisations qui recevraient de l’argent de l’extérieur du Nicaragua. La « loi spéciale contre les cyber-délits » va lui permettre de contrô-ler toute publication digitale et à criminaliser toute déclaration politique contre le régime. Enfin, Ortega prépare un amendement constitutionnel introduisant la perpétuité contre les crimes dits « de haine ».
Ces lois sont trois aspects d’une même politique menaçant toutes les activités indépendantes des citoyennes et des citoyens, ciblant l’expression et la circulation d’opinions critiques vis-à-vis du gouver-nement et toute tentative de constituer une opposi-tion politique face au régime dictatorial du président Daniel Ortega et de sa vice-présidente et épouse, Rosario Murillo.
C’est avec les voix des députés du Front sandi-niste de libération nationale (FSLN), majoritaire à l’Assemblée nationale du Nicaragua, qu’Ortega avait déjà adopté une « loi de régulation des agents étrangers », le 15 octobre 2020. Cette loi stipule que toutes les personnes, organisations ou entreprises nicaraguayennes qui recevraient des financements étrangers, sous quelque forme que ce soit, devraient s’enregistrer comme « agents étrangers » sur une liste tenue par le gouvernement. Ceux qui ne respecte-raient pas la loi risquent de lourdes peines.
Un Contrôle Totalitaire Sur Les Citoyens Et Sur Les Organisations De La Société Civile
Dans un alinéa particulièrement répressif et antidé-mocratique, ce texte interdit à tout « agent étranger » d’occuper des postes publics ou de travailler dans l’administration publique. Ainsi, il existera deux types de citoyens au Nicaragua : les partisans du gouverne-ment, qui jouiront de tous leurs droits civiques, d’un côté, et de l’autre, des personnes possiblement cri-tiques, dont les droits constitutionnels garantis auront été fortement restreints au seul motif que leurs pro-jets seraient soutenus depuis l’étranger.
Selon ce texte, des organisations internationales qui soutiendront des projets humanitaires ou sociaux au Nicaragua ne seront plus autorisées à réaliser des transactions financières tant que tous leurs salariés n’auront pas été enregistrés comme « agents étran-gers ». Ces organisations ne pourront ni payer leurs salariés, ni acheter du matériel, ni payer leurs factures. La banque tenant les comptes de ces organisations devra aussi s’enregistrer comme « agent étranger ». Les employés de la banque gérant les comptes et apportant des conseils de gestion à ces organisations seront aussi des « agents étrangers » et devront s’en-registrer comme tels. Tous les projets soutenus finan-cièrement depuis l’étranger devront soumettre des rapports mensuels sur leurs activités et sur leurs mouvements de fonds aux autorités, qui les approu-veront (ou pas). Cette contrainte est impossible à res-pecter étant donné le fonctionnement bureaucratique de l’État au Nicaragua. Le Centre nicaraguayen des droits humains (CENIDH) a déclaré qu’avec cette loi, le gouvernement exercera un « contrôle totali-taire » sur tous les citoyens et sur toutes les organisa-tions de la société civile.
La « loi de régulation des agents étrangers » est, en grande partie, une copie d’un décret qui est entré en vigueur en Russie, sous Poutine, en 2012. Ce texte précise que toutes les ONG qui recevront un appui financier de l’étranger devront s’enregistrer comme « agents étrangers ». Le gouvernement Ortega justifie cette législation en prétendant que cela empêchera des institutions ou des personnes étrangères d’in-tervenir dans les affaires intérieures du Nicaragua. Cette loi met au même niveau des gouvernements et des entreprises étrangères, des services secrets de renseignements, des terroristes, des fondations, le blanchiment d’argent sale, le commerce d’armes et les organisations de la solidarité à but non lucratif. La loi permet, dans les faits, que toute organisation populaire indépendante puisse être perquisitionnée, contrôlée et mise sous tutelle par l’État.
Ce texte vise enfin à criminaliser les journa-listes et les médias, dans la ligne de mire du régime depuis 2018 (fermeture de plusieurs médias écrits ou audiovisuels, blocage de stocks de papier empêchant l’impression et la parution de journaux, journalistes persécutés et emprisonnés…), ainsi que tout citoyen qui, à travers les réseaux sociaux, tenterait d’ex-primer une opinion critique et non conforme à la pensée officielle. Elle porte un coup supplémentaire à la liberté de la presse, dans un pays où le président contrôle déjà huit des onze chaînes de telévision et où les locaux de deux des principaux médias d’op-position, Confidencial et 100 % Noticias, sont occupés par la police.
Le Secrétariat des organisations non gouverne-mentales (SONGI) rassemble 32 organisations tra-vaillant dans la solidarité pour le développement du Nicaragua depuis plus de trente ans. Ces dernières années, ces ONG ont soutenu des projets pour un montant de 25,5 millions de dollars qui ont béné-ficié à plus de 550 000 personnes, dans les endroits les plus reculés du pays. Dans une lettre ouverte au gouvernement Ortega, SONGI écrit qu’il craint que cette loi « puisse nous conduire à la paralysie de nos actions solidaires », car il est impossible de mettre en application tout ce qu’elle prévoit. Si on utilise des formules moins diplomatiques, cela revient à dire que ce texte est une attaque frontale contre toutes les actions humanitaires soutenues par des ONG inter-nationales au Nicaragua.
La « Loi Bâillon » Pour Museler Les Critiques
Le 27 octobre 2020, la majorité parlementaire du FSLN a voté la « loi spéciale contre les cyber-délits ». Ce texte dresse la liste, sur 31 articles, des délits les plus divers qui vont de « l’accès abusif à ses systèmes informatiques » à la « fraude informatique » en pas-sant par le « transfert d’informations publiques ou réservées » ou la « diffusion de fausses informations » qui produiraient « alertes, peurs, inquiétudes parmi la population ». Chaque article fait référence à la peine qui sera appliquée : entre un et dix ans de prison. Les formulations sont tellement générales et vagues que leur interprétation est laissée à l’appréciation du système judiciaire.
Ce texte, que les gens appellent « loi bâillon », oblige aussi les sociétés actives dans les domaines de la communication électronique à conserver toutes les informations et données personnelles pour que l’État puisse poursuivre les gens qui auraient commis des « cyber-délits ». Avec cette loi, toute opinion, commen-taire, critique, caricature ou information critique du gouvernement dans un e-mail, via Facebook, Twitter, Instagram, des sites internet ou n’importe quel média électronique peut être utilisé par l’ortéguisme pour traduire en justice et emprisonner « légalement » l’au-teur ou l’autrice de ces propos.
La peine de cinq à huit ans de prison sera appliquée, entre autres, à ceux qui publieraient des informations publiques confidentielles (art. 25) et la plus lourde peine, de six à dix ans, est réservée à l’« espionnage informatique » s’il met en danger la « sécurité sou-veraine de l’État » (art. 13). Connaissant le discours ortéguiste, selon lequel les réunions des groupes d’opposition ou des manifestations pacifiques indé-pendantes sont des actes de terrorisme contre l’ordre public, on peut aisément en déduire que cette « loi sur les cyber-délits » est dirigée conte toute citoyenne ou tout citoyen qui oserait exprimer son désaccord ou des critiques à l’égard du régime, sous quelque forme que ce soit ou à travers n’importe quel média électronique.
Amender La Constitution Pour Persécuter L’opposition
La troisième partie de cette offensive est la décision de la présidence de faire adopter une « loi contre la haine » punissant les « crimes de haine » de la prison à perpétuité. Pour mettre ce projet en pratique, il faut réformer la Constitution nationale du Nicaragua qui, jusqu’à présent, établit dans son article 37 une peine maximale de trente ans de prison. Le 10 novembre 2020, l’Assemblée nationale a voté, grâce aux orté-guistes, majoritaires, une réforme constitutionnelle qui doit être adoptée en seconde lecture en 2021.
Le 15 octobre, dans un discours, Ortega avait avoué clairement le but véritable de cette loi : la persécu-tion et la répression de l’opposition politique bleu et blanc [la Coalition nationale Bleu et Blanc, qui rassemble la plupart des organisations politiques et sociales d’opposition] traitant ses membres de « cri-minels », « lâches », « terroristes » et « fils du diable » qui mériteraient d’être « punis » avec des peines maxi-males pour leurs « crimes de haine ».
Le viol et l’assassinat de deux fillettes mineures, dans un coin isolé du Nicaragua, ont été utili-sés comme prétexte pour lancer cette initiative de réforme constitutionnelle. Un comble de démagogie quand on sait qu’Ortega lui-même a abusé et violé sa propre belle-fille Zoilamérica Narváez pendant des années.
Un Fondement Juridique Pour La Répression D’état
Ces trois lois constituent une menace pour toute activité indépendante ou toute expression critique citoyenne à cause du large spectre de délits et crimes qu’elles visent. Selon les organisations de défense des droits humains, leur rédaction floue favorise l’arbi-traire judiciaire et sert à créer un fondement juri-dique pour la répresion d’État qui se pratique déjà. À l’approche des élections prévues en novembre 2021, l’ortéguisme veut présenter à l’opinion publique internationale l’image d’un Nicaragua véritable État de droit. Ces lois, au fond, devraient terroriser l’op-position, l’obliger à s’autocensurer et à s’autoaccuser en s’enregistrant comme « agent étranger ». Les peines annoncées, en cas de violation de ces textes, sont très graves : elles vont d’amendes financières jusqu’à la confiscation de propriétés privées, en passant par la prison et même la perpétuité.
Ces lois vont rendre dramatiquement difficile l’action des forces qui s’opposent au régime Ortega-Murillo. C’est ce qu’a souligné le rapport de Mónica Baltodano (figure historique du FSLN, une des commandantes guérilleras de la lutte antisomoziste, passée à l’opposition) devant la sous-commission des droits humains du Parlement européen, le 16 novembre 2020. Elle rappelait que la situation actuelle se caractérise par l’emprisonnement de 115 hommes et trois femmes pour des raisons politiques, la mise hors la loi de plusieurs ONG, l’interdiction du retour des organisations internationales des droits humains au Nicaragua, l’existence de groupes paramilitaires de choc fidèles à Ortega, le recensement de plus de 100 000 Nicaraguayens en exil, l’absence des conditions minimales pour la tenue d’élections, l’absence de liberté de la presse et aucune condition pour manifester en sécurité.
Dans cette situation, toutes les organisations d’opposition au Nicaragua se sont manifestées en faveur des sanctions internationales contre la dictature Ortega-Murillo. Le gouvernement des États-Unis comme l’Union européenne ont adopté des mesures politiques et économiques contre le régime (à l’exception de l’aide pour lutter contre la pandémie de Covid-19 et de l’aide d’urgence à la suite des ouragans Eta et Iota). La gauche internationale sait bien que le gouvernement étatsunien et l’Union européenne ne sont pas mus par des motivations démocratiques mais bien par des intérêts politiques, économiques et stratégiques. À preuve leur solide amitié avec la dictature moyenâgeuse d’Arabie saoudite.
Pourtant, les forces d’opposition au Nicaragua réclament des sanctions internationales contre le régime dictatorial ortéguiste et en faveur du retour de conditions humaines et démocratiques. La gauche internationale devrait soutenir cette demande et en même temps, elle devrait aussi s’efforcer de défendre les libertés démocratiques dans les autres pays centraméricains. Aux États-Unis, mais aussi en Europe, il existe des courants politiques qui refusent de soutenir les sanctions des pays riches contre les pays pauvres, affirmant que cela reviendrait à adopter une position pro-impérialiste. Mais la solution ne peut être de soutenir une dictature féroce et il faut surtout porter les revendications démocratiques au-delà du seul Nicaragua. Si on prend en compte les dégâts provoqués par les interventions économiques et militaires des États-Unis durant des décennies dans toute l’Amérique centrale, mais surtout au Nicaragua, il faut également imposer une campagne de réparations étatsuniennes pour le Nicaragua et pour l’Amérique centrale, exiger des dommages pour les dégâts et les souffrances infligés depuis des décennies.
Bolivie: La Défaite Du Racisme La Naissance D’un Nouveau Cycle Politique
Raúl Zibechi
Dans ses premières déclarations, le président élu, Luis Arce Catacora, a esquissé des voies et des moyens différents de ceux pratiqués par Evo Morales pen-dant ses quatorze années au gouvernement : « Nous allons construire un gouvernement d’unité natio-nale, nous allons travailler et nous allons poursuivre le processus de changement sans haine, en appre-nant et en surmontant les erreurs commises en tant que Movimiento Al Socialismo [Mouvement vers le Socialisme, MAS]. »
Ces déclarations incarnent ce que ressent une par-tie des 52 % d’électeurs qui ont voté pour la candi-dature Luis Arce-David Choquehuanca le dimanche 18 octobre. Si ce sentiment prévaut, il est possible que la Bolivie prenne désormais une direction dif-férente de celle qui prédominait sous les administra-tions Evo Morales-García Linera, et surtout pendant l’année où Jeanine Áñez a gouverné.
C’est que, au sein du MAS, quelque chose d’im-portant semble avoir changé, notamment parmi les dirigeants qui sont restés dans le pays pendant une année pleine d’incertitudes et ont été confrontés à la haine raciste affichée par le gouvernement putschiste. Un changement qui se reflète dans les paroles pro-noncées lundi 19 par la présidente du Sénat, Eva Copa, membre du MAS, à propos du retour annoncé de Morales : « Nous ne pensons pas que le moment soit venu, il a encore des problèmes à résoudre. Mais nous, avec Luis Arce à la présidence et en tant qu’As-semblée [Parlement], nous avons bien des tâches à terminer. »
Un Résultat Transparent
Il nous faut bien analyser toutes les raisons qui ont permis au MAS, sans Evo Morales comme can-didat, de gagner sept points de plus qu’il y a un an. D’une part, lorsqu’il s’agit de décortiquer les résul-tats, presque tous les analystes placent en premier lieu la gestion du gouvernement Jeanine Áñez, et en particulier celle du ministre du gouvernement, Arturo Murillo [il fut interpellé, en 2020, pour être soupçonné d’avoir stimulé une intervention militaire contre la population de Senkata, au sud d’El Alto et celle de Sacaba dans le département de Cochabamba].
« Áñez a été la grande directrice de campagne du MAS », a déclaré lundi Roger Cortez, sur la radio Erbol. Le politologue et professeur de l’Université Mayor de San Andrés [principale université publique, sise à La Paz] a précisé que « des médailles spéciales devraient être remises au ministre du gouvernement [Murillo] et à celui de la défense [Luis Fernando López Julio] ». Le cas de Murillo illustre les pires caractéristiques d’un gouvernement de transition qui voulait rester au pouvoir le plus longtemps pos-sible. Le rejet de Murillo est venu non seulement d’une partie importante de la population, mais aussi de plusieurs ministres qui ont démissionné de leurs postes parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec ses déclarations. En effet, il avait l’habitude de lancer des menaces et des enquêtes contre des opposants, des journalistes et même des membres du cabinet qui osaient le contredire. Le racisme et les positions d’extrême droite ont éloigné aussi une partie de la classe moyenne qui s’était prononcée contre Morales en octobre 2019.
Le fait est que le MAS a gagné dans les cinq dépar-tements à majorité indigène : à La Paz, il a obtenu plus de 68 % des voix et à Oruro, 62 % ; à Cochabamba, le pourcentage a été de 65 % ; à Potosi, il a atteint 57 % et à Chuquisaca 49 %. À Pando, le MAS a gagné aussi avec 45 % des voix. Carlos Mesa, sans beaucoup de personnalité et bien ancré à droite, s’est imposé à Tarija avec près de dix points d’avance, mais à Beni l’écart a été plus serré.
La polarisation territoriale est évidente, tout comme la croissance d’une nouvelle droite radicale. Rappelons que lors des élections de 2014, le MAS avait obtenu 49 % des voix à Santa Cruz et qu’il y a atteint seulement 35 % le 18 octobre, à contre-cou-rant de sa progression dans le reste du pays par rap-port à 2019. Dans ce département, l’extrémiste de droite Luis Fernando Camacho a remporté la victoire avec 45 % des suffrages.
Pour Roger Cortez, la victoire du MAS peut s’ex-pliquer par la présence d’un électorat conservateur, non pas au sens idéologique du terme, mais en rai-son de son pragmatisme. Une bonne partie des élec-teurs, dit-il, étaient favorables à Arce « en raison de la situation que traverse le pays car, bien qu’ils soient conscients des méfaits du gouvernement du MAS, ils connaissent aussi et se souviennent également des résultats obtenus en termes de lutte contre la pauvreté et en faveur de plus d’égalité ». En bref, ils ont voté pour ce qu’ils connaissaient déjà, puisque « Arce a de meilleures possibilités de bien faire que ses adversaires ».
Cependant, l’analyste n’est pas du tout optimiste quant à l’avenir immédiat. Cortez déclare que le MAS aura des ennemis plus puissants que ceux qu’il a eus lors des élections : le coronavirus et l’immi-nence d’une deuxième vague, ainsi qu’une économie dont les revenus sont en berne suite à la baisse des exportations de gaz et des investissements pétroliers ; des investissements qui, compte tenu du contexte international actuel, auront du mal à reprendre.
Le Facteur Choquehuanca
Le vice-président élu a une vaste expérience poli-tique. Pendant le gouvernement Morales, il était ministre des affaires étrangères (2006-2017), jusqu’à ce que le jésuite Xavier Albó ait eu l’idée de le pro-poser comme candidat possible à la présidence du MAS, étant donné qu’Evo ne pouvait plus l’être, suite au référendum de 2016 [qui avait abouti à un refus de sa candidature à un troisième mandat]. Il a eu une longue dispute avec l’ancien vice-président Álvaro García Linera (qui l’appelait « pachamámico ») en raison de son soutien à la spiritualité ancestrale – dans le sens de sa relation particulière avec mère terre : Pachamama. Evo l’a accepté à contrecœur commevice-président pour ces élections, sous la pression de la base et des mouvements sociaux, qui ont insisté pour défendre sa candidature.
Pour certains, la présence de son nom sur le ticket de vote a été la clé de la victoire confortable le dimanche 18 octobre. Pablo Solón, ancien ambas-sadeur à l’ONU du gouvernement Morales (2009-2011), l’a écrit clairement au lendemain des élections : « Le MAS n’a pas gagné pour Evo, mais en dépit d’Evo. Evo voulait marginaliser David Choquehuanca, qui est le candidat choisi par les organisations sociales, en particulier les indigènes des hauts plateaux et des vallées. La victoire du MAS a été écrasante dans les zones rurales de ces régions, en grande partie grâce à la candidature de David. »
Dans ces régions, le MAS a retrouvé un appui élec-toral jamais plus élevé par le passé. Il était tombé au plus bas niveau en octobre 2019. Ce dimanche d’oc-tobre, à Oruro, Potosí et La Paz, le vote pour le MAS a augmenté entre 15 et 18 points en un an seulement. Le gouvernement désastreux d’Áñez et de Murillo ne semble pas suffire à expliquer ce rebond.
Pablo Solón rappelle dans son blog que lors du congrès du MAS de cette année, « les organisations sociales indigènes des hauts plateaux et des vallées ont assumé une détermination démocratique, qui venait de la base, et qui leur a permis de l’empor-ter à moitié sur Evo, car leur position initiale était “David président” ». La conclusion de l’ex-diplomate est lapidaire : les résultats de ces dernières élections montrent qu’en 2019, le MAS aurait pu éviter bien des soucis s’il avait cessé d’insister sur la réélection de Morales, forcée contre le résultat d’un référendum et de la Constitution elle-même.
Il est certain que le facteur Choquehuanca n’est pas une question d’affinités personnelles, mais plutôt un écueil s’insérant dans les relations entre la direc-tion du MAS (Morales et García Linera) et les orga-nisations sociales. Probablement, au cours des pre-miers mois, il n’y aura pas de nouvelles scènes d’in-timidation et de cooptation des mouvements, telles qu’on les a vues sous les précédents gouvernements du MAS. Mais il est fort probable que la lutte interne ait pour but de coincer le nouveau vice-président, en comptant sur la neutralité du nouveau président.
« Arce est décidé à montrer un autre visage », a expliqué Roger Cortez, « mais la situation interne du MAS est compliquée. » L’analyste a même prédit que l’actuel président pourrait ne pas accomplir son man-dat de cinq ans, non seulement à cause des problèmes internes du parti au pouvoir mais aussi à cause d’une crise économique qui ne lui laissera pas de répit.
Mouvements et Processus de Changement
Le directeur du journal indianiste Pukara [Forteresse], Pedro Portugal, a déclaré mardi que « lorsqu’Evo Morales a démissionné, après l’échec des élections de 2019, il est apparu que des secteurs populaires et des indigènes étaient contre l’ancien président ou indifférents à son sort » (Página Siete, 20 octobre 2020).
Pukara rassemble une bonne partie de ces intellec-tuels aymaras dans une lutte ouverte contre García Linera pour ce qui a trait au récit historico-politique du processus politique bolivien (l’ancien vice-pré-sident représente pour sa part ce que les Indiens dénoncent comme « l’environnement blanchâtre » de Morales). Selon son directeur, Choquehuanca était dans son élément lorsqu’il faisait campagne dans le monde andin. Il affirme notamment qu’en tant que ministre des affaires étrangères, il a été victime de discrimination et exclu [le 23 janvier 2017] d’un gouvernement dans lequel il était considéré comme un simple « représentant indigène ». Le conflit qu’il a eu avec Linera, et indirectement avec Evo Morales lui-même, l’aurait aidé à s’entendre avec les secteurs indigènes qui commençaient à avoir une attitude cri-tique envers le MAS, a indiqué Pedro Portugal.
La preuve en est les entretiens que David Choquehuanca a eus pendant la campagne élec-torale avec Felipe Quispe, el Mallku, un leader aymara historique des hauts plateaux qui a été à la tête de plusieurs blocages de routes en protesta-tion contre le report constant des élections par le régime. Quelques jours avant les élections, Felipe Quispe a déclaré qu’il voterait pour le MAS afin de soutenir David Choquehuanca : « Dans ces élections, nous devons voter pour nos propres frères qui sont candidats, [comme c’est] le cas de notre frère David Choquehuanca » (Eju.tv, 15 octobre 2020).
Felipe Quispe s’est confronté durement à Evo Morales pendant le cycle de protestations de 2000-2005, qui s’est terminé avec l’arrivée du MAS au gouvernement. Lorsque son fils Ayar a été assassiné en mai 2015 sur une place d’El Alto, il est même allé jusqu’à accuser de manière indirecte son ancien com-pagnon de guérilla, García Linera, devenu vice-pré-sident, d’avoir été l’inspirateur du crime (Correo del Sur, 3 juin 2015).
Les vents ne sont pas favorables aux cadres du gouvernement d’Evo. Les jeunesses du MAS se sont prononcées contre le retour immédiat de l’ancien président, en faisant appel à la figure andine de la rotation [soit la représentation de la rotation de la Terre, des cultures…] : « Nous, issus des 20 provinces, avons proposé que le frère président Evo Morales ne revienne pas parce qu’il a déjà travaillé » (Radio Fides, 19 octobre 2020).
Les bases des mouvements sociaux semblent indi-quer clairement qu’il ne faut pas répéter le scéna-rio précédent, notamment dans les relations avec le gouvernement. L’ancien dirigeant syndical Oscar Olivera [Federación de Trabajadores Fabriles de Cochabamba], une figure de proue de la guerre de l’eau – qui a commencé en avril 2000 le cycle de protestations anti-néolibérales – a déclaré à Brecha que « les gens sont confiants, qu’ils espèrent pour-suivre le processus de changement » et a exprimé son soutien à David Choquehuanca.
Pablo Solón est d’accord avec cette évaluation : « La clé de la relance du processus de changement ne réside pas tant dans le futur gouvernement que dans la capacité d’autogestion et d’autonomie des organisations sociales et de leur capacité à reprendre des propositions alternatives à tous les niveaux. » En outre, il estime que les exigences de 2003, articulées autour de l’Agenda d’octobre qui a inspiré le premier gouvernement d’Evo, sont épuisées et qu’une nou-velle stratégie s’impose.
Il reste un élément majeur à prendre en compte dans la nouvelle période : la répétition presque inévi-table du processus de remise des prébendes et pots-de-vin aux dirigeants, une histoire qui dure depuis la révolution de 1952, et qui recrée des liens corrom-pus, une culture et une pratique politique éprouvées. Cette situation est aggravée par l’émergence, sous les gouvernements du MAS, de ce que Pablo Solón appelle la « nouvelle bourgeoisie », une classe sociale « associée à la bureaucratie d’État, aux contrats avec l’État, au commerce, à la contrebande, aux coopéra-tives minières et à la production de feuille de coca liée au trafic de drogue ».
Il pense que ces nouvelles élites continueront à influencer le gouvernement et le parti. « Le futur gou-vernement du MAS est déjà un espace en dispute. » Mais désormais, c’est la base du mouvement, celle-là même qui a fait entrer Morales au gouvernement, qui l’a laissé tomber plus tard, en ne se mobilisant pas pour sa défense. Elle qui, par la suite, a lutté et s’est sacrifiée contre la droite raciste jusqu’à la faire plier. Ils accumulent une longue expérience et une grande sagesse et ils les mettront en œuvre dans les mois à venir.
Article Publié Par Brecha, Le 23 Octobre 2020.
Traduction Ruben Navarro Et La Rédaction De À L’encontre, www.Alencontre.Org
Brésil: De La « Contre-Révolution » Au « Contre-Lulisme » ?
Fabio Luis Barbosa Dos Santos7
En septembre 2020 plus de mille brésiliens sont décédés chaque jour des suites du Covid-19 alors que depuis avril le pays n’avait pas même de ministre de la santé. C’est pourtant à ce moment que la popularité du président atteignit son plus haut niveau. Le Brésil semblait avoir retrouvé un fonctionnement normal, basé sur 130 000 cadavres. Comment l’expliquer ?
Parmi ceux d’en bas, deux constats s’imposent. D’une part ils ne rendent pas le président responsable des milliers de morts. D’autre part, sa popularité a été gonflée par l’ « aide d’urgence » de 600 R$ (environs 100 euros) mensuels mise en place au début de la pandémie et dont la durée a été prolongée.
Pendant ce temps-là à Brasília, le président s’est acheté l’amour du « centrão », un ensemble de partis habitués à soutenir n’importe quel gouvernement en échange de nominations et de fonds publics et qui constitue le plus important groupe parlementaire au sein du congrès. Il est important de se rappeler que depuis 2019 Bolsonaro n’est plus affilié à aucun d’entre eux et que ce sont probablement les 3 000 militaires qu’il a fait entrer au gouvernement qui lui tiennent lieu de parti.
Dans le même temps, le président a tenté de pré-senter une version moins idéologique de lui-même en faisant la paix avec la cour suprême qu’il avait pris l’habitude d’attaquer ainsi qu’avec les grands médias. Le grand capital a accueilli positivement ce reposi-tionnement car il espérait pouvoir faire avancer son agenda politique.
Le paradoxe était notable. Si dans le passé le PT tentait de vendre la conciliation de classe sous la direction d’un « Lulinha Paix et Amour », le rêve de consommation bourgeois semble finalement se réa-liser à travers la figure de Bolsonaro « Paix (avec les médias et la Cour suprême) et Amour » (avec le centrão). Si le militaire acceptait de laisser l’idéologiede côté, comme l’avait fait le PT en son temps, il pourrait en échange obtenir sa réélection. Se pour-rait-il que la bourgeoisie qui espère un « bolsona-risme sans Bolsonaro » soit prête à se contenter d’un « Bolsonaro sans bolsonarisme » ?
Le paradoxe va plus loin. Pour compenser sa perte de popularité au sein de la bourgeoisie, Bolsonaro a suivi le chemin tracé par Lula en renforçant ses liens avec ceux d’en bas et en se résignant au réa-lisme politique afin d’obtenir la stabilité que le capi-tal désire tant. Le président qui a plongé le pays dans la pandémie tout en visant une « contre-révolution » à la mode fasciste se convertirait-il à une espèce de « contre-lulisme » ?
Un certain nombre d’obstacles se dressent pour-tant sur cette route. Le plus important étant son respect intransigeant de la rigueur budgétaire. Il est nécessaire de clarifier le fait que ni le Chicago boy qui dirige l’économie, ni les marchés financiers ne s’opposent à un revenu minimal universel tant que celui-ci ne remet pas en cause le plafond de dépenses publiques établi à l’époque de Temer. La quadrature du cercle est atteinte par ce gouvernement en conci-liant le fondamentalisme néolibéral et le revenu mini-mal universel. En effet le gouvernement ne peut pas encore se passer de Paulo Guedes qui joue toujours son rôle de garant auprès des marchés financiers et du grand capital.
Il est clair que certains secteurs de la bourgeoi-sie sont mal à l’aise avec la dynamique incontrôlable et imprévisible que prend le pays. Reste que cette opposition se limite à des nuances de bolsonarisme sans Bolsonaro. En plus de son tempérament indocile, de la tentation autoritaire et de ses valeurs réaction-naires, ce que Guedes avait décrit comme le défi de « dompter la bête », le président et ses fils accumulent les scandales de corruption. Cependant, l’impact de ces révélations dépend du climat politique en général et de l’humeur du congrès en particulier. Ce même congrès que Bolsonaro disait vouloir fermer.
Et cette humeur tend à se dégrader. Si le lulisme avait été porté par le boom des matières premières, Bolsonaro doit faire face à la pandémie. Entre le pre-mier et le deuxième trimestre 2020, le PIB brésilien a chuté de 9,7 % et la consommation des ménages de 13,5 %. En octobre, le chômage s’élevait à 14,4 % sans tenir compte de ceux qui avaient renoncé à chercher un emploi et l’inflation galopait. La pan-démie nous a déjà coûté 160 000 vies et 9 millions d’emplois. On ne peut même pas parler de « deu-xième vague » dans un pays ou la peste n’a jamais été sous contrôle : fin octobre, un brésilien mourrait du Covid toutes les trois minutes.
Dans ce contexte on voit émerger des signes d’usure du pouvoir. Lors des élections municipales de novembre, les quatre cinquièmes des candidats soutenus par Bolsonaro ne furent pas élus. Le soutien de Lula ne fut pas bien vu non plus. Entre le discré-dit des uns et des autres, le grand vainqueur fut le « centrão » bien que dans plusieurs capitales la gauche soit arrivée au second tour. On peut citer en particu-lier le leader du mouvement des sans-toits Guilherme Boulos qui représente le PSOL à São Paulo.
Les tensions risquent de s’aggraver avec la fin de l’« aide d’urgence » prévue en décembre. La dispari-tion de ce revenu minimal risque de laisser beau-coup de monde sur le carreau, ce qui aura des consé-quences imprévisibles sur la paix sociale et la violence urbaine. Il nous reste encore a attendre les réponses qui émergeront d’une société en souffrance et d’une économie en récession aggravée par la pandémie.
Le 2 Décembre 2020
Traduction Olivier Warin
Cuba: Face Au Blocus États-Unien en Temps de Pandémie
Thomas Posado8
Le 17 décembre 2014, à la surprise générale, Raúl Castro et Barack Obama annoncent dans deux dis-cours prononcés simultanément le début du rappro-chement entre leurs deux pays. Si le blocus étasunien est maintenu dans ses grandes lignes, l’administra-tion Obama lève plusieurs restrictions importantes. La politique de Barack Obama n’est pas le fruit d’un élan humaniste mais le constat lucide de l’échec du blocus étasunien dans sa tentative de renverser les gouvernements Castro depuis plus d’un demi-siècle. Des secteurs de la bourgeoisie étasunienne ont conscience que cet embargo les privent de marchés dans lesquels les firmes canadiennes, européennes, chinoises et latino-américaines s’installent. En ce début de 21e siècle, le blocus apparaît un peu plus comme une relique, un vestige de la guerre froide. Le pari d’Obama découle également de l’affaiblissement du poids démographique de la bourgeoisie cubaine, expropriée au début des années 1960, dans la com-munauté cubano-américaine face à la montée en puissance d’émigrés insulaires provenant de classes plus modestes et ressemblant de plus en plus à l’im-migration classique d’un pays du Sud cherchant de meilleures conditions de vie dans un pays du Nord. Ces nouveaux arrivants n’ont pas les mêmes préoc-cupations que les anciens et veulent maintenir des liens avec leurs familles restées sur place, pouvoir leur envoyer des devises et leur rendre visite avec le moins de limitations possibles. L’allègement du blocus sous Barack Obama obéit ainsi à la fois aux pressions des secteurs de la bourgeoisie voulant investir, à ces évo-lutions sociologiques et aux calculs électoralistes qui en découlent surtout en Floride, ce swing-state, c’est-à-dire cet État décisif dans le choix des grands élec-teurs qui élisent le locataire de la Maison Blanche.
Donald Trump a fait le choix économique et poli-tique inverse, c’est-à-dire agréger l’électorat le plus réactionnaire (en l’occurrence celui de la bourgeoisie cubaine exilée à Miami) et s’inscrire dans la tradi-tion étasunienne de faire payer Cuba pour avoir eu l’audace de mettre en place un système où le capital a été exproprié et l’économie planifiée, à seulement 150 kilomètres de leur côtes. Ainsi, le 2 mai 2019, le gouvernement Trump rétablit le titre III de la loi Helms-Burton qui donne la possibilité de revendiquer devant la justice étasunienne les possessions expro-priées durant la révolution cubaine. Cette disposition soumet les firmes étrangères installées à Cuba et qui, par la force des choses, utilisent des infrastructures ou collaborent avec des entreprises nationalisées il y a plus de soixante ans à des poursuites judiciaires devant les tribunaux étasuniens.
Le caractère excessif de cette mesure extraterri-toriale avait conduit des chefs d’État aussi différents que Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama à suspendre successivement son application. Donald Trump utilise les dernières semaines de son mandat pour durcir encore davantage cette politique en empêchant l’envoi de remesas, ces transferts privés en dollars qui permettent de subsister à de nombreux Cubains, entraînant la fermeture des 407 établissements Western Union qui existaient sur l’île. Cette offensive, couplée à une attaque en règle contre le Venezuela chaviste, a vocation à susciter la mobilisation du vote cubano-américain le plus réactionnaire. Ce pari cynique et criminel de Donald Trump a été politiquement gagnant lors des élections présidentielles du 3 novembre dernier. Selon les sondages sortis des urnes du New York Times, Joe Biden a fait jeu égal avec le président sortant dans l’électorat de Floride non-cubain (49 % chacun) mais accuse un retard de quinze points dans l’électorat descendant de cubain (41 % contre 56 %). Cette communauté représentant 6 % du corps électoral du Sunshine State a donc été décisive pour l’attribution des 29 grands électeurs de Floride. Des émigrants latino-américains, caractéristique qui induit souvent un vote démocrate, ont ainsi choisi Donald Trump en suivant cette bourgeoisie cubaine exilée qui a fait de l’anticastrisme son leitmotiv politique. Certes, les orientations de vote sont plus équilibrées que par le passé mais les changements politiques sur lequels pariaient Obama n’évoluent que lentement. Le blocus se poursuit donc malgré sa condamnation chaque année par l’Assemblée générale de l’ONU depuis maintenant vingt-huit ans, désormais de manière quasi-unanime, et malgré la crise sanitaire.
En effet, la pandémie de Covid-19 fragilise la société cubaine comme celles du reste de la planète. Dès le mois de mars, 25 000 travailleurs ont perdu leur emploi avec la chute du tourisme. L’impact de la maladie à proprement parler est resté contenu comparé aux drames que connaissent nombre de pays. On déplore 7 879 cas et 132 morts au 23 novembre 2020 dans un pays de 11 millions d’habitants. Si on peut constater que la maladie s’est particulièrement développée dans les quartiers pauvres et afro-descendants de La Havane où le surpeuplement des logements tend à devenir une problématique préoccupante, on remarque également que cela représente 11 morts par million d’habitants contre 700 à 1 000 morts par million d’habitants dans des pays immensément plus riches comme l’Espagne, l’Argentine, le Royaume-Uni, l’Italie, le Brésil, le Mexique, le Chili, les États-Unis, la France, la Colombie… Le caractère insulaire de Cuba ne saurait expliquer l’ampleur de ce différentiel. Le développement de la pandémie a pu être évité grâce à des investissements massifs en termes de politiques de santé. Selon les données 2018 du PNUD, le taux de mortalité infan- tile de l’île (4,2 ‰) est plus faible qu’aux États-Unis (5,6 ‰) et trois fois plus faible que dans la moyenne de la région latino-américaine et caribéenne (14,8‰). Depuis 1950, l’espérance de vie est passée de 58 à 79,9 ans. Celle-ci est désormais supérieure de quelques mois à celle des États-Unis et de plus de quatre ans à la moyenne latino-américaine. Selon le ministère de la santé, Cuba présente, avec 85 000 médecins, le meilleur indice de couverture médicale du monde avec 7,7 médecins pour 1 000 habitants, tout cela alors que le gouvernement dépense 12 % du PIB dans la santé contre 17 % aux Etats-Unis.
Cet investissement dans la santé ne se limite pas aux frontières de l’île. Cuba s’est spécialisé dans l’envoi de missions médicales dans des dizaines de pays de la planète. Ainsi, durant cette pandémie, 1 500 médecins cubains ont été envoyés dans 22 États : dans les Caraïbes (en Haïti, en Jamaïque, en République dominicaine), en Afrique (Angola, Togo), au Moyen-Orient, en Amérique latine, mais aussi dans des grandes puissances impérialistes telle l’Ita-lie ou pour la première fois, dans un territoire de l’État français, en Martinique. Ces missions médicales suscitent des réactions excessives : certains, à droite, avec des dirigeants comme Jair Bolsonaro, voient en elles les instruments d’un « endoctrinement commu-niste » ; d’autres, dans une gauche acritique du cas-trisme, s’imaginent un élan héroïque. Il s’agit en fait d’un secteur économique dans lequel Cuba a investi et dispose désormais d’un avantage comparatif. En 2015, on pouvait compter autour de 50 000 méde-cins dans 66 pays qui rapportent plus de 8 milliards de dollars annuels par les rétributions des pays d’ac-cueil, soit une source de revenus majeure pour l’État cubain. Investir dans ce secteur est évidemment une spécialisation plus humaniste que celle des États dont les fleurons sont des firmes de l’industrie de l’arme-ment ou de la haute-couture.
Le blocus étasunien est criminel au vu des consé-quences pour la société cubaine et absolument illé-gal à l’aune du droit international et des résolutions onusiennes. L’élection de Joe Biden peut laisser pré-sager un léger assouplissement. Le 1er novembre der-nier, Kamala Harris, la future vice-présidente donc, disait à propos de Cuba que « les démocrates revien-draient en arrière concernant les politiques infruc-tueuses de Trump » à l’égard de l’île. Cependant, avec le maintien probable d’une majorité républi-caine au Sénat étasunien, les promesses de Kamala Harris n’engagent que ceux qui y croient et l’essen-tiel du blocus étasunien devrait être maintenu. Dans ce contexte incertain sur fond de crise sanitaire, les réformes allant vers la restauration de l’économie de marché se poursuivent : en juillet dernier, un impôt de 10 % sur le dollar a été éliminé et l’usage de la monnaie étasunienne a été élargi pour la vente de quelques aliments ; le mois suivant, la liste des activités pour lesquelles une petite entreprise privée est autorisée a été élargie à des secteurs jusque là réservés à l’État. Ces mesures peuvent générer une brève et relative amélioration des conditions de vie dans certains secteurs. En revanche, pour le peuple cubain qui a déployé une énergie considérable dans la seule expropriation effective jamais conduite, au niveau du continent américain, de la bourgeoisie et qui résiste héroïquement depuis six décennies au blocus de la première puissance du monde, rien de progressiste ne viendra de la part des investisseurs étrangers ni du côté de la bureaucratie castriste qui essaye de garder la main sur les transformations en cours. Si l’on prend les processus de restauration capitaliste en Chine comme point de comparaison, la bureaucratie au pouvoir à La Havane est bien plus fragile, vis-à-vis de l’opposition ouvertement pro-ca-pitaliste et pro-étasunienne qui continue à exister en Floride, que ne l’était la bureaucratie chinoise de Pékin lorsqu’elle décide d’entamer le processus de réformes de marché, il y a plus de trois décen-nies. Si la bureaucratie et la « bourgeoisie rouge » qui dirigent la République populaire de Chine ont su piloter, non sans grandes contradictions, le processus de restauration capitaliste, la bureaucratie au pouvoir à La Havane est bien consciente qu’un processus trop abrupt ou précipité d’ouverture capitaliste pourrait la fragiliser considérablement et mener, potentielle-ment, à son renversement, face à la détermination toujours intacte des anticastristes de Floride et à la puissance de leurs alliés ; ceux-ci ne manqueraient pas de s’engouffrer dans la brèche, balayant sur leur passage non seulement ce qui subsiste d’État ouvrier déformé à Cuba mais également la caste bureaucra-tique qui détient le contrôle de l’appareil administra-tif, politique et militaire.
Aujourd’hui, il reste à mener une révolution poli-tique pour conjuguer le meilleur des acquis de la révolution de 1959 avec une réelle participation des travailleuses et des travailleurs, seule garantie d’un socialisme véritablement émancipateur qui, à la veille des nouveaux chocs réactionnaires, économiques et climatiques que nous promet le système capitaliste, puisse représenter une source d’inspiration et un dra-peau pour les peuples de la région, de la Caraïbe et des Amériques.
Le 29 Novembre 2020
Venezuela: La « Révolution Bolivarienne » Dans L’impasse
Patrick Guillaudat9
On observe que la politique économique boli-varienne n’a rien à voir avec un changement révolutionnaire anticapitaliste ni avec aucune méta-morphose des relations sociales de production. Le processus bolivarien a été plutôt une variante des politiques économiques qui dérivent de ce que l’on appelle le « rentisme pétrolier »10.
Il y a quelques années, le Venezuela de Chávez représentait pour une partie de la gauche une expé-rience intéressante et même si les aficionados n’étaient pas légion, beaucoup reconnaissaient en ce régime particulier mis en place à partir de 1998, de véritables réussites sociales à contre-courant de l’air du temps. Désormais, rares sont les anciens amis de Chávez demeurés inconditionnels, notamment depuis l’arri-vée au pouvoir de Maduro11. La crise sociale, huma-nitaire et politique vécue par les Vénézuélien·nes ne cesse d’interroger : pourquoi et comment en est-on arrivé à une telle faillite ? Pour en comprendre les sources, il faut revenir à la spécificité du Venezuela, de son économie et de la trajectoire politique du chavisme.
Un Riche Pays Pauvre
Le Venezuela possède les plus grosses réserves de pétrole au monde, devant l’Arabie saoudite ainsi que les huitièmes réserves de gaz mondiales. Son sous-sol regorge aussi de terres rares dont l’exploitation explose. Dans un pays de moins de trente millions d’habitants, cette richesse procure une rente qui devrait permettre de sortir le pays de la pauvreté et lui procurer une large autosuffisance. Elle devrait être largement supérieure à celle de la plupart des pays du Sud, étouffés par leur dépendance aux pays du Nord.
Pourtant, historiquement, le Venezuela a toujours été un des pays d’Amérique latine les plus pauvres. Avant la victoire de Hugo Chávez en 1998, plus de 50 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté, un chiffre supérieur à la moyenne de l’Amérique latine. La raison était simple : la rente pétrolière était captée directement par les couches sociales moyennes et supérieures créant un fossé avec les pauvres. Comme dans tous les pays de rente, la corruption reste le mécanisme principal d’enrichisse-ment, au point que deux présidents de la République ainsi que plusieurs ministres ont été poursuivis pour des faits de cette nature. Ce phénomène a atteint son paroxysme pendant les années 1980 et 1990, période où ont été mises en place les politiques néolibérales, comme la libération totale des marchés financiers12. Alors quand éclatent les émeutes de la faim en 1989, le tristement célèbre caracazo, comme conséquences de ces politiques, il n’est pas étonnant qu’elles aient été réprimées avec une violence inouïe (de 500 à 1 000 morts suivant les sources) par le gouvernement, dirigé par le social-démocrate Carlos Andrés Pérez, chargé de protéger cette captation de la richesse par les élites politiques et économiques.
Quand Chávez est élu en 1998, il est porté par une vague populaire d’exécration de la classe politique dirigeante et par l’espoir d’une meilleure répartition des richesses13. Il établit son programme sur deux axes principaux : changer de régime avec une nouvelle Constitution et établir la justice sociale. Dès le début de son mandat, il veut utiliser la rente pétrolière prin-cipalement pour mettre en œuvre des programmes sociaux et ce qui va provoquer la colère des riches, la réforme pétrolière qu’il organise. En prenant la main sur la compagnie pétrolière nationale, PDVSA, le nouveau gouvernement s’est aperçu qu’il n’y a pas de livres de compte, que les chiffres de production ne sont pas réellement recensés et qu’il existe un réseau d’export-import parallèle. Voulant rétablir cette chaîne de corruption qui était sa principale source d’enrichissement, la bourgeoisie décide de fomenter un coup d’État, dont l’échec va radicaliser le régime de Chávez14.
Mais l’économie vénézuélienne est extrêmement fragile. L’agriculture ne suffit pas à nourrir la popu-lation. Les terres cultivables sont aux mains de grands propriétaires qui destinent leur production à l’expor-tation et la réforme agraire tant espérée est limitée. Le gouvernement démantèle quelques grandes pro-priétés mais a tendance à limiter cette réforme à l’oc-troi aux petits paysans de terres propriété de l’état, souvent en friche. Quant à l’industrie, elle est domi-née par les usines d’assemblage, notamment automo-bile, et la production d’acier.
La richesse apparente, clinquante, des centres com-merciaux de Caracas ou de Maracaibo n’est que le résultat d’importations massives de produits manu-facturés étrangers. En réalité, la bourgeoisie fait ses courses à Miami et détient généralement une rési-dence secondaire en Floride tandis que les pauvres urbains sont cantonnés dans les quartiers périphé-riques des villes. Il y a une illusion de richesse, fruit de l’accaparement de la rente pétrolière, qui masque l’immense pauvreté du reste du pays.
Le fait même de récupérer une partie des revenus du pétrole pour financer la lutte contre la pauvreté va devenir la principale source de tension avec la bourgeoisie. Car désormais, elle se retrouve privée d’une part substantielle de la rente des hydrocarbures et donc de ses revenus. […]
De Chávez À Maduro
[Le] terme de « révolution bolivarienne » est apparu pour désigner la rupture entre l’ancien monde (avant Chávez) et le nouveau. Et il est vrai que le programme de Chávez rompt avec les politiques néolibérales sur des terrains essentiels pour les Vénézuélien·es, comme la redistribution des richesses et la lutte contre la corruption. Rien d’étonnant à ce que cette victoire soit accompagnée de manifestations de liesse populaire.
Entre 1998 à 2013, date de la première élection de Maduro, l’histoire du Venezuela se divise en deux périodes.
La première, qui dure jusqu’en 2007-2008 est l’époque de la réforme pétrolière, des lois sociales, de la nouvelle Constitution, de l’octroi de droits nou-veaux pour les peuples autochtones. Le taux de pau-vreté est divisé par deux en huit ans, et le régime institue une politique d’alphabétisation tout en créant des universités bolivariennes ouvertes et gratuites. À partir de 2002 et surtout en 2003, sont mises en place des missions, programmes sociaux préférentiels vers les pauvres, centrés sur l’éducation, la santé, l’alimen-tation, le logement, … À la différence des politiques néolibérales de lutte contre la pauvreté, pilotées par la Banque Mondiale et le FMI, il ne s’agit pas de pro-grammes de transferts monétaires conditionnés, mais de structures associant la population à leur gestion15. Par exemple, les centres de santé créés dans les quar-tiers populaires sont généralement organisés autour d’un médecin, cubain la plupart du temps, associé avec des volontaires du quartier formés spécialement à la prévention.
Cette politique sociale est largement soutenue par la population au point que Chávez est réélu en 2006 avec près de 63 % des voix.
Mais la structure économique n’est pas radica-lement transformée. Pendant toute la durée de la « révolution bolivarienne », la part du secteur privé dans le PIB reste stable à 65 % environ, laissant la main à la bourgeoisie dans la quasi-totalité de la production. Le secteur public, regroupant principale-ment les entreprises stratégiques, comme le pétrole, l’électricité ou la téléphonie, est géré par des admi-nistrateurs publics, mais les relations sociales en leur sein ne sont pas modifiées et n’ont rien à envier à celles du secteur privé16.
En très peu de temps, un sentiment d’insatisfac-tion se développe suite à deux évènements majeurs qui vont faire entrer le chavisme dans une nouvelle période. Le premier est la perte par le pouvoir du référendum de 2007, tandis que le deuxième est la gestion des conséquences de la crise mondiale de 2008. La défaite électorale au référendum de 2007 va sonner comme un avertissement. Au lieu d’approfon-dir le processus de « révolution bolivarienne », le gou-vernement va se crisper et systématiser une politique clientéliste afin de stabiliser son pouvoir. Le parti du président, le PSUV (Parti socialiste uni du Venezuela) va devenir une véritable machine électorale dédiée à la défense exclusive du gouvernement chaviste. Parallèlement, vont s’organiser des conseils com-munaux qui, s’ils participent du débat sur un pou-voir alternatif à la démocratie parlementaire libérale, servent aussi et surtout à contourner les éventuels conseils municipaux dirigés par la droite17.
La crise financière mondiale de 2008 révèle la fragilité de l’économie vénézuélienne. Après la fail-lite de banques privées, le gouvernement refuse de créer un pôle bancaire public par nationalisation de l’ensemble du secteur bancaire. Quant à la rente pétrolière, elle n’est toujours pas utilisée pour des-serrer les liens de dépendance en servant une poli-tique d’industrialisation, comme a pu la connaître l’Amérique latine entre la fin des années 1920 et les années 1950-1960. En raison de cette structure économique centrée sur les ressources du pétrole, le gouvernement, pour compenser les effets de la crise mondiale, va accélérer l’exploitation des matières premières et développer une politique extractiviste. Le pays se trouve alors entraîné dans une spirale de reprimarisation de son économie où l’industrie s’af-faiblit. Politique dangereuse car les revenus du pays dépendent des cours mondiaux, et notamment de leur variation18.
Les réponses politiques et économiques du régime aux défis que traverse le pays vont ainsi provoquer une montée des mécontentements, y compris dans les quartiers populaires. Il y a bien eu des résultats rapides pendant les premières années sur le terrain social, mais désormais c’est le surplace. Les taux de pauvreté qui ont fortement baissé au début, désor-mais restent stables et vont remonter année après année à partir de 2010. Le salaire moyen diminue à partir de 2007. L’équipement des quartiers populaires (assainissement, accès l’eau potable…) recule. Les ser-vices publics pâtissent aussi de cet entre-deux19.
La droite va profiter de cette crise politique et sociale, pour se reconstruire autour de nouveaux par-tis. Les étudiants, principalement ceux des universités « traditionnelles », hors des universités bolivariennes, vont devenir le fer de lance de la reconstruction d’une droite modernisée et beaucoup plus radicale-ment anti-chaviste.
Cette deuxième période du chavisme, ouverte en 2007-2008 est aussi celle de l’ascension de ce que l’on appelle la bolibourgeoisie. Née au sein de l’ap-pareil d’État, elle profite de sa place dans les institu-tions et les entreprises publiques, et va petit à petit prendre la direction du PSUV20. Elle va se développer comme fraction de la bourgeoisie en prenant la tête d’entreprises privées déjà existantes et en participant directement à la création de nombre d’entre elles, phénomène qui va s’accélérer après 2014.
Le Thermidor De Maduro
Chávez est réélu le 7 octobre 2012 avec 55,07 % des voix mais décède d’un cancer le 5 mars 2013. Vice-président, Nicolás Maduro lui succède par inté-rim. Une nouvelle élection présidentielle est pro-grammée pour le 14 avril 2013. Maduro est élu avec 50,6 % des voix. Malgré le fait qu’il ait tenté de profiter de l’émoi causé par le décès de Chávez en tenant une élection très rapidement après sa mort, il obtient un piètre résultat, battant de justesse le can-didat de la droite, Henrique Capriles.
Afin de mener librement sa politique, il fait voter une loi habilitante lui permettant de gouverner par décret pendant une année, du 19 novembre 2013 au 19 novembre 2014, puis une deuxième pour la période du 15 mars au 31 décembre 201521.
Mais dès le début du mandat de Maduro, un évène-ment majeur va bouleverser la situation économique et sociale du pays : l’effondrement des cours mon-diaux du pétrole. Chávez a bénéficié de la hausse continue des prix du pétrole entre 1998 et 2008, passant de 16 dollars le baril à plus de 130, pour retomber sur une courte période de 2009 à 40, mais remonter ensuite continuellement jusqu’à environ 105 $ en 2014. Mais ensuite, tout change, la chute est vertigineuse et durable. Les prévisions gouver-nementales, notamment pour les dépenses sociales, n’avaient pas anticipé cette baisse de ressources financières. Plus grave, les syndicats de salarié·es du pétrole avaient alerté depuis des années sur la vétusté des installations, en particulier dans les usines de raf-finage22. Le pouvoir se trouve coincé entre deux pro-blèmes : d’un côté la chute des cours et de l’autre la dégradation des infrastructures qui l’obligent à dimi-nuer la production.
Autre exemple qui montre la dégradation des infrastructures de l’économie vénézuélienne : malgré les alertes des salariés de l’électricité, les coupures de courant se sont multipliées, suffisamment fréquentes et longues pour dissuader une partie de la population de prendre le métro à Caracas. La plus importante a eu lieu le 7 mars 2019 et même si le ministre de l’in-formation, Jorge Rodriguez, parle « d’attaque » contre le réseau électrique, les salarié·es mettent en cause la vétusté, l’absence d’entretien et la gestion bureaucra-tique du service public de l’électricité. Une enquête sur l’origine de la faille technique menée par l’école d’ingénierie électrique de l’Université Centrale du Venezuela à Caracas rejoint totalement les explications données par les salarié·es23.
Or, cette situation désastreuse à laquelle s’ajoute la diminution des ressources, met le pays dans une situation très difficile. La spirale de la crise écono-mique est lancée.
Une Réorientation Économique Renouant Avec Le Capitalisme Sauvage
Le gouvernement va amorcer un changement de cap pour tenter de répondre au manque de ressources financières. Il crée dès novembre 2014 des Zones éco-nomiques spéciales sur des territoires précis, ce qui permet aux entreprises, en particulier les multinatio-nales, de s’abstraire de respecter les droits sociaux et environnementaux ainsi que ceux des peuples indi-gènes au nom de l’intérêt supérieur de la nation. La plus importante de ces zones, et la plus contestée, sera l’Arc minier de l’Orénoque qui s’étend sur une surface équivalente à celle du Portugal. Le pouvoir va accentuer sa politique centrée sur l’extractivisme. La surveillance militaire de ces zones et la répression des rares tentatives de contestation rendent très difficiles les enquêtes des organisations de la « société civile ». Tous les témoignages recueillis font état d’une dégra-dation accélérée de l’environnement par la pollution des sols, ainsi que la déforestation et le déplacement de populations. L’exploitation du sous-sol accélère la croissance de l’économie criminelle, pas uniquement en raison de l’irruption de producteurs agissant en toute illégalité, mais surtout parce que les méga pro-jets d’exploitation amènent des trafics, des « bandes armées de sécurité », et étouffent toute tentative de s’opposer à ce rouleau compresseur. En raison de la situation géographique de ces zones, relativement isolées, comme dans l’État de Bolivar, la loi des gangs en lien avec les militaires et les autorités politiques se substitue à la loi commune, avec la bénédiction de l’État central.
Accélérant cette libéralisation de l’économie, le gouvernement va éditer une loi le 28 décembre 2017, sur la facilitation et la protection des inves-tissements étrangers. Elle prévoit la sécurisation des investissements des multinationales, leur accès privi-légié aux services publics ainsi que la garantie d’en-caissement immédiat des profits. C’est ce qui fait dire à Luis Britto Garcia, écrivain et chaviste de la pre-mière heure, que « dans le secret le plus absolu, un lobby néolibéral prépare dans la Constituante une loi Terminator de promotion et de protection des inves-tissements, ou d’investissement étranger direct, pour octroyer à des entreprises particulières d’autres pays plus de privilèges qu’aux Vénézuélien·nes et nous ruiner24».
Un autre aspect majeur de la réorientation éco-nomique va être l’implication nouvelle et accélérée des militaires dans l’économie. Si sous Chávez les militaires sont contenus dans des fonctions d’ap-pui à un gouvernement majoritairement civil, sous Maduro, les militaires prennent aussi la tête de la plupart des entreprises publiques du pays (PDVSA, métro de Caracas, ports, entreprises métallur-giques…). Une partie de la hiérarchie militaire se transforme en groupe d’hommes d’affaires et crée ses propres entreprises. Entre 2013 et 2017, quatorze sont créées dans l’ensemble des domaines produc-tifs et de services, comme El Banco de la Fuerza Armada Nacional Bolivariana, BANFANB en 2013, la Compañia Anónima Militar de Industrias Minera, Petrolífera y de Gas, CAMIMPEG (entreprise d’ex-ploitation minière) en 2016, mais aussi une dizaine d’autres compagnies, dans le transport, l’agriculture, la construction, l’eau les télécoms, etc.25
Quand la crise économique débouche sur une crise humanitaire, notamment alimentaire, le gouverne-ment crée en septembre 2016, le « Commando pour l’approvisionnement souverain » chargé d’organiser et de contrôler la distribution des produits de consom-mation courante. Il y a 18 groupes, chacun dirigé par un militaire, organisé autour d’un type de pro-duit, huile, viande, beurre, etc. Cette réorganisation du pouvoir autour des forces armées est visible à tous les niveaux, puisqu’on compte jusqu’à 30 % des ministres issus des militaires ainsi que la majorité des gouverneurs d’État. La politique économique véné-zuélienne est ainsi structurée autour de deux axes : d’un côté la réintroduction des méthodes du capi-talisme sauvage avec le laisser-faire pour les profits et l’exploitation des ressources et de l’autre côté les politiques d’assistanat pour compenser les effets les plus violents de la crise26.
L’état Recentré Autour De L’exécutif
Président mal élu, Maduro va connaître un revers politique majeur avec les élections législatives du 6 décembre 2015. La droite coalisée au sein de la MUD (Table de l’unité démocratique) remporte pour la première fois depuis 1998 la majorité à l’As-semblée nationale avec 65,27 % des voix et 112 sièges contre 55 au GPP (Grand pôle patriotique, regroupement de gauche autour du PSUV). Maduro ne peut donc plus gouverner par loi habilitante, ce qui lui permettait de promulguer des lois sans passer par l’Assemblée. Désormais, l’ensemble des textes de lois doit être validé par cette institution gagnée par la droite, ce qui est impossible.
Le gouvernement décide de ne pas reconnaître la légitimité de l’Assemblée nationale et va trouver la parade en créant de toutes pièces une nouvelle institution. Le 1er mai 2017, un décret présiden-tiel convoque l’élection d’une Assemblée nationale Constituante (ANC) pour le 30 juillet 201727. Sa mise en place est organisée par un groupe de douze personnes liées directement au pouvoir. Par décret du 23 mai 2017, le collège électoral est structuré en trois secteurs : 364 membres élus issus des résultats électoraux dans les États, 173 membres représentants les groupes sociaux (employeurs, agriculteurs, salariés du public, étudiants, etc.) et huit issus des peuples indigènes.
L’opposition appelant au boycott de cette élec-tion, le résultat est sans appel et tous les élus sont membres du GPP, presque tous du PSUV. Pour avoir osé dénoncer cette « rupture de l’ordre constitu-tionnel » que constitue la création de l’ANC, Luisa Ortega Díaz, procureure générale et chaviste, va être l’objet de la première décision de l’ANC, qui vote sa destitution le 5 août 2017 et dans la foulée l’accuse de corruption.
Et ce sera cette même assemblée qui va adopter en catimini la loi sur la protection des investissements étrangers.
Profitant de la crise politique avec un président isolé, une Assemblée nationale muselée et une ANC qui n’est qu’une chambre d’enregistrement des lois élaborées par l’exécutif, Juan Guaidó28, tout nouveau président de l’Assemblée nationale, s’autodésigne, le 11 janvier 2019, président de la République dans un discours tenu lors d’un meeting. Cette autodésigna-tion sera ratifiée par un communiqué de l’Assemblée nationale et il sera immédiatement reconnu par les USA et l’Union européenne comme « représentant légitime du Venezuela ». Une des premières mesures qu’il prendra sera l’annonce d’une loi d’amnistie pour tous les policiers et militaires soutenant le nouveau pouvoir. La nomination de Guaidó sera l’occasion pour les USA d’accentuer les mesures de représailles contre le pays, notamment en multipliant les sanc-tions économiques.
Mise au pas de l’AN, création d’une ANC aux ordres, caporalisation du PSUV, militarisation de l’économie, c’est ce nouveau visage que Maduro a donné au Venezuela. Nous sommes loin des pro-messes de Chávez sur le socialisme du 21e siècle…
Crise Sociale, Politique, Et Économique
La crise politique a vraiment débuté par la contes-tation de l’élection de Maduro en 2013. Jusqu’à pré-sent, la droite vénézuélienne était divisée en deux camps. Il y avait d’un côté ceux, qui après l’échec du coup d’état contre Chávez de 2002 estimaient que la voie électorale était la seule issue pour renverser le pouvoir. C’est la position partagée par des partis traditionnels comme l’AD (Acción Democrática), le COPEI (Comité d’organisation politique électorale indépendante) et dans une moindre mesure Primero Justicia. Une fraction de la droite va se radicaliser autour des manifestations étudiantes de 2007, comme Juan Guaidó et Leopoldo López qui vont mener, en lien avec les USA et la Colombie, une lutte per-manente contre le pouvoir avec un objectif clair : le renversement de Maduro. La nomination d’Elliott Abrams, par ailleurs accusé de complicité dans plu-sieurs massacres, en particulier au Guatemala, comme conseiller spécial de Trump pour le Venezuela, va dans le sens d’une guerre ouverte contre le chavisme dont les sanctions économiques sont la face visible. Il s’agit d’une guerre à la fois économique avec le blocus, politique avec le soutien total à Guaidó, et médiatique avec les rédactions des grands groupes de presse soutenant la lutte pour le renversement de Maduro.
C’est cette fraction radicale de la droite qui va prendre la main de l’opposition et imposer son orien-tation fondée sur deux points principaux. D’abord la non-reconnaissance des résultats des élections com-binée à un appel à renverser « l’illégitime Maduro », ensuite un travail de déstabilisation du régime com-binant mobilisations de rue et subversion au sein des forces de sécurité et des forces armées pour qu’elles rallient le clan Guaidó.
Même si les ralliements de militaires sont extrême-ment limités, la droite va occuper la rue et profiter de la crise sociale. Fait nouveau, ces manifestations sont massives, élargies aux couches moyennes paupérisées par la crise. Les mobilisations les plus fortes ont lieu entre avril et juillet 2017 et font au moins 170 morts, plus de 1 000 blessés et des milliers d’arrestations. Jusqu’à présent, le pouvoir chaviste avait les moyens humains de contrer les manifestations de la droite car l’aura du chavisme était suffisante pour faire « des-cendre les pauvres des collines ». Avec Maduro, cette période est terminée29. Les quartiers populaires, les plus touchés par la crise humanitaire, ne souhaitent certes pas un retour de la droite et de ses politiques néolibérales qui ont conduit à l’explosion de la misère dans les années 1980-1990, mais ils ne se sentent pas directement en phase avec un gouvernement qui est perçu comme coresponsable de la crise.
L’opposition va pouvoir surfer sur la crise huma-nitaire que traverse le pays car, suite à la chute des cours des hydrocarbures, le pays va rapidement se trouver en manque de devises. Situation catastro-phique pour un pays qui importe la plupart de ses produits manufacturés et la part principale de son alimentation. La Banque Centrale du Venezuela fait fonctionner à plein la planche à billets, ce qui pro-voque un effondrement du taux du change entre le bolivar (la monnaie nationale) et le dollar. Dès lors les produits importés sont bien plus chers et l’in-flation explose. La BCV indique une inflation qui est passée de 274,4 % en 2016, à 862,6 % en 2017 puis 130 060,2 % en 2018. Elle baissera en 2019 à 7 374,4 %.
Mais ce qui a accéléré l’inflation, c’est aussi le fait que la production intérieure s’effondre, avec une chute prolongée du PIB, et dès lors la quan-tité de monnaie disponible ne correspond plus du tout à la réalité de la production. Bien qu’à partir de 2015 il n’y ait plus de statistiques officielles, la chute du PIB est estimée à – 6,2 % en 2015, pour atteindre – 35 % en 201930.
Et surtout le pétrole, la principale source de devises, connaît un effondrement de sa production qui chute de 3,34 millions de barils par jour en 2008 à 1,51 en 2018.
Cette baisse de la production est aggravée par la politique agressive du blocus étasunien, car les prin-cipales usines sont des usines d’assemblage qui n’ar-rivent plus à importer leurs pièces détachées, faisant effondrer leur production. Autre phénomène, la ges-tion calamiteuse des entreprises publiques qui sont laissées à l’abandon et se révèlent incapables d’assu-rer leur service31.
Cette plongée spectaculaire a des conséquences sociales importantes. Alors que l’arrivée de Chávez avait permis de réduire rapidement et fortement la pauvreté, celle-ci recommence à exploser dès 2014, passant de 28,3 % à près de 80 % en 2019. Il y a deux raisons importantes à cela. D’abord l’explosion du chômage et de la précarité, avec un taux de chômage qui passe de 7,5 % en 2013 à 47,9 % en 2019 ! Ensuite le fait que, malgré les hausses régulières des salaires décidées par le gouvernement, le salaire réel ne suf-fit plus pour vivre. En équivalent dollar, le salaire mensuel minimum est divisé par vingt entre 2013 et 2019, passant de 128 $ à 632. Ce qui fait que la catégorie de pauvres n’est plus uniquement composée d’exclus de l’emploi ou de paysans pauvres, mais regroupe aussi la majorité des salariés du pays.
Cette situation intenable explique qu’y compris dans les secteurs sociaux acquis au chavisme, se développent de nombreux conflits sociaux, comme dans le Métro de Caracas, le secteur de la santé, ou celui du pétrole, etc. Même des sections de base de la confédération syndicale inféodée au régime (la CSBT, Central socialista bolivariana de los trabajadores de la ciudad, del campo y del mar) sont obligées de par-ticiper à de nombreuses luttes, tant la contestation sociale atteint ses propres bases.
Pour amortir les effets de cette crise, le gouverne-ment met en place début 2016 les CLAP (comités locaux d’approvisionnement et de production) en lien avec les Conseils communaux33. Leur tâche consiste à organiser la distribution de produits de première nécessité, alimentation, médicaments, produits d’hy-giène, soit dans des lieux dédiés à leur distribution soit par porte à porte. En temps de crise, ce système est une source de corruption fondée sur le clienté-lisme politique, phénomène qui provoque des pro-testations fréquentes des habitants. Les CLAP, créés pour organiser la survie des habitants, répondent aussi au système de pénurie organisée depuis le début du chavisme par le patronat vénézuélien, qui a pris une ampleur impressionnante depuis le manque de produits de base. Dans ce système, le patronat utilise deux moyens. Le premier c’est le stockage de pro-duits pour faire monter les prix en organisant ainsi une pénurie fictive. Le deuxième consiste à faire pas-ser des marchandises en Colombie et ensuite, soit de les vendre aux Vénézuélien·nes passant la frontière, soit à les racheter en bénéficiant d’un taux de change préférentiel pour l’importation de produits34.
De La Crise Aux Élections En Temps De Covid-19
À partir de 2019 le Venezuela se retrouve dans une impasse. La crise humanitaire est à un tel niveau que les organisations de droits humains alertent sur le développement de maladies liées à la malnutrition, tandis que les associations de quartiers et les ONG généralisent la mise en place des soupes populaires. Les missions, notamment celles liées à la santé n’ont plus les moyens de fonctionner en l’absence de médi-caments disponibles, introuvables en raison du blocus états-unien. Plus de 80 % des habitants n’ont plus d’accès permanent à l’eau potable en raison de la dégradation des services de distribution de l’eau et des carences dans l’entretien des stations d’épuration.
Le panier alimentaire de base représente deux fois le salaire moyen des salariés et de nombreux produits comme la viande ne sont plus accessibles tandis que les farines de blé ou de maïs, composants de base de l’alimentation ne sont plus approvisionnés régu-lièrement, y compris par les CLAP. Même l’essence manque dans les stations-services obligeant les auto-mobilistes à faire des heures, voire plusieurs jours de queue, ainsi que le gaz qui alimente la plupart des cuisines.
La guerre économique menée par les USA oblige Maduro à s’appuyer principalement sur l’Iran, luimême victime du blocus US, et la Chine. C’est par ce biais que certaines marchandises arrivent dans le pays, mais de manière totalement aléatoire.
Cette situation catastrophique où la population lutte pour sa survie provoque de nombreuses protestations dans tout le pays. L’Observatoire vénézuélien des conflits sociaux (OVCS) établit régulièrement un état des lieux de ces manifestations et il y en a eu plusieurs milliers en 2019. Ce chiffre ne baisse pas en 2020 malgré le confinement décidé par le gouvernement pour lutter contre la pandémie du Covid-19. Ces manifestations, souvent pacifiques, sont rapidement réprimées par la Garde nationale et la police, entraînant la mort de nombreux manifestants sous les balles. Mais la nouveauté c’est que ces luttes ont lieu, non seulement dans les quartiers traditionnellement acquis à l’opposition, mais aussi dans les bastions historiques du chavisme.
Dans cette période trouble mêlant crise économique, crise humanitaire et crise politique, le gouvernement doit aussi se confronter à partir de mars 2020 à la pandémie du COVID-19. L’Amérique latine est fortement frappée par ce virus, et le Venezuela est dans l’incapacité d’absorber une explosion du nombre de malades en raison de la déliquescence de son système de santé, miné par la crise économique. Absence de personnels, de matériel, de médicaments, rien n’est prêt pour encaisser une telle pandémie35. Dès le 17 mars, le pays est mis en quarantaine totale, puis cette quarantaine est limitée aux 9 états les plus touchés. L’état d’urgence sanitaire est proclamé à partir du 10 juillet avec mise en place d’un système où alternent une semaine de confinement total puis une semaine de confinement allégé.
La crainte d’une explosion de la mortalité au vu de la précarité du système de santé oblige le gouvernement et l’Assemblée nationale à signer un accord de coopération. Pourtant, même si les chiffres sont largement sous-estimés, l’épidémie n’atteint pas le niveau critique du Pérou ou de l’Équateur. Ceci est partiellement dû à l’explosion des initiatives de solidarité populaires, héritées de celles qui ont émergé avec la crise humanitaire et sociale de ces dernières années. C’est aussi le résultat d’un dépistage massif. C’est enfin la conséquence logique d’un confinement qui existait de fait bien avant l’arrivée du COVID-19, en raison du chômage et de l’absence de marchandises dans les commerces, qui limitaient déjà les déplacements et les contacts.
Avec une population fatiguée par la crise et une droite devenue incapable de mobiliser, s’ouvre pour Maduro l’opportunité de diviser l’opposition et de tenter de l’associer à une normalisation des rapports. Le gouvernement a décidé de tenir les élections parlementaires le 6 décembre 2020 pour renouveler l’Assemblée nationale. Il a tenté d’obtenir le ralliement de l’opposition de droite à ce processus et avait, dans un premier temps, gagné une première manche, Henrique Capriles et Stalin González, deux des prin-cipales figures de l’opposition à Maduro, ayant appelé à participer aux élections.
Pour une partie de la droite, la stratégie d’affrontement de Guaidó apparaît comme un échec, d’autant qu’il s’est retrouvé compromis dans une tentative d’invasion menée par des mercenaires, connue sous le nom d’opération Gédéon. Parties de Colombie, plu-sieurs vedettes ont débarqué le 3 mai 2020 à Macuto (ville côtière au nord de Caracas). Objectif : renverser Maduro. L’affaire est un fiasco, tous les participants sont arrêtés et une base arrière, déjà installée dans le pays, est démantelée le lendemain. Mais il s’avère qu’un contrat a été signé entre deux collaborateurs de Guaidó et la compagnie étasunienne de merce-naires SilverCorp, organisatrice de ce putsch manqué. Cette implication du clan Guaidó avec des « envahis-seurs » liés aux USA, accélère la crise de la droite, déjà mise à mal par son incapacité à gagner la bataille de la rue et surtout à obtenir le soutien des forces armées pour renverser le pouvoir.
Fort de cette compromission du clan Guaidó, Maduro va tenter de domestiquer l’opposition ce qui va provoquer un premier revirement de l’ensemble des quelques leaders tentés au préalable par la nor-malisation politique. Pour obtenir la participation des partis de l’opposition au processus électoral, rien de tel que de dissoudre les directions des partis d’oppo-sition et de les remplacer par des groupes de direction prêtant allégeance au pouvoir. C’est ce qui va être fait par le TSJ (Tribunal suprême de justice) pour le COPEI, Acción Democrática, Voluntad Popular36, etc. et plusieurs partis de gauche. Après ce bras de fer, 27 partis regroupant l’opposition de droite signaient un accord le 2 août 2020, appelant à ne pas participer à la « fraude électorale » et à la création d’un « pacte national pour le sauvetage du Venezuela ».
Mais la conférence épiscopale vénézuélienne publie un communiqué le 11 août 2020 condamnant l’abstention qui « ferait croître la fracture politico-so-ciale du pays et le désespoir face au futur ». Suite à cet appel, plusieurs personnalités de l’opposition prennent position pour la participation au processus électoral. Puis le 2 septembre, deuxième revirement, c’est au tour de Henrique Capriles de changer de position et d’appeler désormais les Vénézuélien·nes à participer activement au scrutin37. L’opposition se retrouve ainsi divisée à nouveau mais surtout, Juan Guaidó perd de sa crédibilité comme président autoproclamé.
Il faudra l’intervention étrangère directe pour ten-ter de réunir l’opposition derrière Guaidó. Ce sera le rôle de la mission de l’Union européenne, menée auprès de Capriles afin d’obtenir son retrait du pro-cessus électoral avec, comme argument, « obtenir de meilleures conditions dans sa tenue ». Mission réussie puisque l’opposition, avec Guaidó et Capriles, dans son troisième revirement, décide en octobre de lan-cer une consultation nationale réclamant des élec-tions présidentielles et parlementaires justes, véri-fiables et libres, ainsi que le boycott des élections du 6 décembre. Puis en novembre, elle modifie les questions de sa consultation sous la pression de l’aile la plus radicale de la droite et exige désormais la fin de « l’usurpation de la présidence par Maduro »38. Le soutien étasunien et européen à l’aile putschiste de l’opposition a permis de rassembler l’essentiel de ses dirigeants sous la houlette de Guaidó. Mais de nombreux cadres des partis traditionnels d’opposi-tion restent malgré tout dans le jeu électoral pour le 6 décembre, à l’instar de Henry Ramos Allup, leader de l’AD, ce qui traduit un certain tangage sur la stra-tégie à adopter au sein de la droite face à l’échec de toutes les tentatives de renversement de Maduro39. Et même l’opposition reconnaît l’absence d’enthou-siasme autour de la « consultation nationale » qu’elle a impulsée.
Ces revirements incessants montrent non seulement l’ampleur des pressions internationales, mais surtout les tensions qui règnent au sein de la bourgeoisie, en recherche de stratégie. Dans cette situation, l’enjeu pour Maduro c’est que les élections se déroulent cor-rectement, sans incident majeur, avec une forte parti-cipation. Mais cet objectif semble difficile à atteindre pour trois raisons essentielles. D’abord, l’ampleur des pressions pour le boycott de la part de la droite dure et des puissances étrangères, ensuite la crainte pour la population d’attraper le Covid en se déplaçant pour voter, enfin l’épuisement général d’une population qui vit une crise humanitaire sans précédent.
Malgré l’appel au boycott de l’opposition, Maduro insiste pour présenter les élections du 6 décembre comme pluralistes et libres puisque cinq coalitions regroupant au total 21 partis sont en lice40.
Le chemin parcouru montre une évolution plus favorable de la situation pour son clan, car après la mise à l’index de l’Assemblée nationale élue en 2015 puis avec la création de l’ANC en 2017, le pouvoir se retrouvait bien seul. La droite était unie pour boycot-ter les institutions ainsi que tout processus électoral. La crise sociale et sanitaire a étouffé les protestations de l’opposition, dont les divisions ne demandaient qu’à réapparaître au grand jour.
Maduro, en offrant une porte de sortie à cette fraction de la droite qui aspire à la normalisation, est peut-être en train de renverser la situation à son profit.
Une Expérience Progressiste Dans L’impasse
Les premières années du chavisme ont été vécues par la majorité de la population comme une bouffée d’air pur. En moins de dix ans, les quartiers popu-laires, jusqu’ici abandonnés avaient vu arriver des ser-vices publics gratuits d’un nouveau genre, organisés en missions, comme des centres de santé, des écoles, des magasins subventionnés, etc.
Les comités de terres urbaines, nés dans les bidon-villes bien avant la victoire de Chávez, ont obtenu une reconnaissance légale et établissaient en col-laboration avec les services de l’État des titres de propriété pour les habitations illégales garantissant ainsi la pérennisation du droit au logement.
Autant de décisions politiques qui expliquent large-ment l’enthousiasme de la population vis-à-vis de la « révolution bolivarienne ». Toutes ces mesures étaient à contre-courant des politiques néolibérales imposées partout sur la planète. Aussi, s’opposer à cette vague néolibérale représentait un espoir pour tous ceux qui aspirent à changer le monde.
Mais regarder de près une expérience de ce type nécessite d’y porter un regard critique. Or, il y a au moins deux éléments qui méritent d’être pointés.
Tout d’abord le chavisme n’est pas anticapitaliste et le socialisme du 21e siècle dont il se réclame n’a jamais été défini. Il ne s’est jamais agi de remettre en cause le poids de la bourgeoisie dans l’économie vénézuélienne dont la place n’a pas été contestée41. C’est très net quand on regarde les relations sociales de production au sein des entreprises. Pourtant les syndicalistes critiques, ceux qui ont construit l’UNT (Union nationale des travailleurs) après le coup d’État de 2002, contre le syndicalisme réactionnaire de la CTV, avaient une exigence principale : la mise en place du contrôle ouvrier comme premier pas vers la création d’une société socialiste. Le nouveau Code du travail de 2012 n’a pas intégré cette reven-dication. Le gouvernement vénézuélien l’a toujours refusée mais il a fait une légère concession, en en limitant la possibilité aux seules entreprises dont les dirigeants étaient reconnus coupables de détourne-ments de fonds ou de sabotage. Ce nouveau Code du travail a conservé l’essentiel des règles sociales qui régissent une entreprise capitaliste. Mais cette absence de remise en cause du pouvoir patronal est une des caractéristiques de tous les pays qui ont tenté des expériences progressistes ces dernières années, que ce soit la Bolivie, l’Équateur, le Brésil ou l’Argentine.
En complément de ce statu quo dans les relations sociales, l’ensemble des gouvernements progressistes latino-américains a progressivement abandonn ses « utopies » transformatrices et est revenu à des poli-tiques intégrées aux règles du marché mondial. Plus grave, non seulement ils ont ouvert les portes aux multinationales, mais ils sont revenus à l’époque de la dépendance néocoloniale du début du 20e siècle en transformant leurs pays en fournisseurs de matières premières pour les puissances impérialistes. Les trois pays qui ont longtemps été présentés comme la pointe avancée du progressisme, le Venezuela, la Bolivie, et dans une moindre mesure l’Équateur sont ainsi deve-nus des pays rongés par le capitalisme de rente.
Le deuxième point qui est au cœur du projet pro-gressiste, c’est la notion de « pouvoir populaire ». Il est souvent réduit par les gouvernements qui le portent comme l’occupation des différents postes de l’État et des institutions. En Bolivie, par exemple, a été créé le concept de « gouvernements des mouvements sociaux42 », ce qui s’est traduit par la cooptation de représentants de quelques organisations sociales par l’État central pour des postes au sein des institutions. En Équateur, le pouvoir populaire a été limité à la création d’une instance nouvelle, au rôle secondaire, le Consejo de Participación Ciudadana y Control Social. Dans les régimes progressistes de ce début de 21e siècle, il n’y a que le Venezuela qui a réellement soumis ce thème dans des débats publics. De nouvelles institutions ont été créées, les conseils communaux, issus des mouvements sociaux des quartiers, coha-bitant avec l’état « traditionnel ». Malheureusement, ces conseils communaux n’ont qu’un pouvoir très limité, toujours inféodés à celui de l’État central qui conserve le pouvoir de légiférer et de décider.
Or, l’État tel qu’il est organisé, correspond à la mise en œuvre du pouvoir de la bourgeoisie dominante sur le reste de la société. Il assure la légitimité de son pouvoir en instillant une croyance en sa neutra-lité et en construisant des normes et des institutions qui correspondent à cet objectif. Il sépare la popu-lation de l’exercice réel du pouvoir en réduisant la politique à une couche de professionnels et exigeant de la population qu’elle leur délègue tout pouvoir. Et quelle que soit la forme prise par le « pouvoir populaire » dans les pays progressistes latino-améri-cains, l’ensemble des prérogatives de l’état sont res-tées concentrées au sein de l’appareil d’État central, l’exécutif, les ministères et les institutions déléguées.
Qui plus est, monopolisant l’usage de la force légi-time, cet État est apparu comme un supplétif de la violence patronale comme en témoignent les multi-ples interventions des forces armées et des forces de police dans les conflits sociaux, dans la totalité des régimes progressistes, contre « ceux d’en bas », qu’ils soient salariés, paysans ou indigènes. Cette répression des luttes est allée très loin puisque sous le « pro-gressiste » Rafael Correa, en Équateur, l’État central a criminalisé les protestations sociales en intégrant leur répression dans la législation antiterroriste.
Au Venezuela, cet investissement dans les arcanes du pouvoir d’État, des institutions et des entreprises publiques, a eu un effet pervers : la création d’une couche sociale qui, par la place qu’elle y a acquise, a commencé à s’enrichir et à s’identifier au mode de vie de la bourgeoisie. Assez rapidement, cette couche sociale a infléchi la politique économique du gouvernement pour la rendre toujours plus proche des canons du néolibéralisme, mâtinée d’interven-tions de l’État. Elle a investi les entreprises, en a créé des nouvelles et a cherché à prendre la place de ses concurrents issus de la bourgeoisie « traditionnelle », historique. Elle s’est transformée en fraction de la bourgeoisie et de par son origine historique, issue du chavisme, elle a été désignée comme « bolibour-geoisie ». Représentée par les partis de droite Primero Justicia, AD et COPEI notamment, la bourgeoisie historique est entrée en compétition avec cette boli-bourgeoisie dont l’objet principal du conflit est le partage du gâteau de la rente, gâteau qui s’est rapi-dement amenuisé.
Et les classes populaires dans tout ça ?
Elles sont réduites et instrumentalisées comme base électorale, appelée à départager les belligérants. D’un côté une bourgeoisie traditionnelle qui s’appuie sur son électorat traditionnel, et de l’autre la boli-bourgeoisie qui s’est construite grâce au soutien des classes populaires. Cela explique la schizophrénie du madurisme, qui prône d’un côté le socialisme et de l’autre côté mène une politique toujours plus axée sur l’extractivisme, la primarisation de l’économie et l’ouverture aux multinationales.
En cette année 2020, nous sommes bien éloi-gnés des espoirs et des conquêtes sociales des pre-mières années du chavisme. Aussi, cette expérience vénézuélienne mérite d’être analysée par tous ceux qui veulent transformer le monde, car elle montre les impasses des demi-mesures. Elle rappelle aussi qu’être progressiste ce n’est pas seulement mettre en œuvre des politiques sociales mais aussi construire un pouvoir de tous pour tous, sous peine de se le voir confisquer.
Le 27 Novembre 2020
Le Tunnel: L’histoire Vraie D’une Évasion De Prison
En Librairie Le 7 Janvier 2021
Guillermo Thorndike43
« La région de San Martín, dont les vertes ondu-lations mènent des contreforts andins jusqu’aux grands fleuves de l’Amazonie, est un des endroits de la planète qui s’apparente le plus au paradis sur terre. Une île de prospérité entourée de contrées infer-nales : au sud, les vallées où l’on cultive la coca ; à l’est, la forêt vierge ; au nord et vers le levant, les passages contrôlés par des armées de bandits et de narcotrafiquants ; à l’ouest, une cordillère sombre et acérée d’où s’abattent des tremblements de terre. Beaucoup de gens qui ne faisaient que passer étaient restés à San Martín. En dépit des rigueurs du climat de la jungle, villages industrieux, bonnes récoltes et nouveaux chemins se succèdent. De paisibles rivières baignent ses vallées, irriguant des lagunes rizicoles ou alimentant la furieuse croissance de pâturages dans lesquels viennent se nourrir de vastes troupeaux de zébus. Entre la cordillère et les terres basses s’in-tercalent des bois et des prairies au climat tempéré, encore inhabitées, à l’aspect régulier et soigné de par-terres ; et, d’une vallée à l’autre, émergent des villes tumultueuses, patriotiques, commerçantes, dont les quais et les marchés semblent destinés à une perpé-tuelle activité.
Vers la fin de l’année 1987, le paradis terrestre n’était pas satisfait de son sort d’arrière-boutique du Pérou. À la merci d’intérêts divers, la région subis-sait les effets de la guerre de la coca, une épidémie de banditisme, la corruption et les abus de pouvoir, l’imposition de prix extrêmement bas pour les pro-duits agricoles, une série de récoltes perdues et des petits entrepreneurs ruinés. À Tabalosos, entre la ville principale, Tarapoto, et la capitale, Moyobamba, les paysans entreprirent une grève. Emportés par les discours, ils eurent l’audace de bloquer la route. La Police nationale considéra qu’il s’agissait d’une insur-rection et rétablit la circulation en ouvrant le feu. On dénombra six morts à Tabalosos. Le 8 octobre 1987, vingt ans après la mort au combat du Che Guevara, une petite force de guérilla fit son entrée à Tabalosos, neutralisa les effectifs de police et prit le contrôle de la route et de plusieurs camions remplis de vivres. La distribution de nourriture fut suivie d’une assem-blée populaire au cours de laquelle se présentèrent les rebelles dans leur uniforme vert olive. Ils faisaient partie de la guérilla Túpac Amaru Libertador.
Moins d’une semaine plus tard, une autre unité de guérilla s’empara de Soritor, un village à une quin-zaine de minutes de Moyobamba, la capitale de San Martín, où était installée une importante garnison militaire. Le MRTA apparaissait et disparaissait par le nord de la région, plus rapide que les forces gouvernementales qui optaient pour la lenteur jusqu’à ce qu’elles aient estimé la taille de l’adversaire. Les tupamaros sondaient le territoire, jaugeaient la détermination des autorités. Comme à son habitude, la direction nationale prenait la tête de la guérilla. Avant de pénétrer dans Tabalosos, le mystérieux chef du MRTA avait visité un camp d’entraînement dans les montagnes, inspectant ensuite les bases d’appui à la guérilla à San Martín. Les tupamaros se présentaient désormais à visage découvert. Le chef exigeait de ses combattants une apparence irréprochable. Certains protestaient, ils voulaient se laisser pousser la barbe comme les Cubains dans la Sierra Maestra. Le chef se montra inflexible : à leur époque, les rasoirs jetables n’existaient pas. Il voulait les voir rasés, l’uniforme propre, les bottes reluisantes. Chaque assemblée populaire devait être une fête et les gens assistaient aux célébrations bien mis, avec leurs habits du dimanche et la peau qui sentait le savon et l’eau fraîche.
Pour le MRTA, l’élan initial du gouvernement d’Alan García s’était épuisé. Il avait débuté comme une grandiloquente fusée présidentielle qui avait brillé dans les hauteurs des cieux républicains avant de se retrouver au milieu du vide. L’extraordinaire popularité du jeune président s’était effondrée en 1987, après sa brusque tentative de nationaliser le secteur bancaire. Les « douze apôtres » de l’entreprise privée qui avaient été aux côtés de García depuis le début de son mandat prirent alors la tête d’une opposition colérique dont ils confièrent la vedette au romancier Mario Vargas Llosa. Les propriétaires des banques se retranchèrent dans leurs châteaux pour livrer bataille, en rébellion ouverte, échangeant des coups avec la police pendant que leurs avocats multipliaient les plaintes et les recours devant les tribunaux. Au cours des mois qui suivirent, un implacable esprit anarchique sembla se propager. Au plus fort du désordre, des policiers en grève se rendirent devant le palais présidentiel et tirèrent des coups de feu en l’air. Pendant ce temps, se préparait le premier congrès de l’Assemblée populaire nationale, auquel s’étaient engagés à assister des centaines de syndicats, de fédérations ouvrières et paysannes, les étudiants et une partie des fonctionnaires. Le MRTA devait asséner un coup puissant au gouvernement aprista.
Au Pérou, les distances sont trompeuses. Tout est toujours plus loin qu’il n’y paraît. Rien n’est véritablement plat, les lignes droites n’existent pas, il est impossible de raccourcir les voyages. La terre gonfle d’en bas, empilant les montagnes les unes sur les autres. Les cols ne fracturent l’horizon que pour le démultiplier. Le pays croît de cette façon, se superposant souvent à lui-même, de sorte qu’il faut l’escalader pour avancer, puis descendre et remonter d’innombrables fois le long de sa géographie dentelée. Rapidement, les guérilleros apprirent à se déplacer à des échelles démesurées. Leurs marches ne prenaient plus des jours, elles exigeaient des semaines. C’est au mois d’octobre 1987 que la guérilla Túpac Amaru Libertador prit la route du sud. Elle ne parvint pas à traverser une chaîne de montagnes avant la date prévue. Le 5 novembre, elle aperçut Juanjuí au loin, deux jours après ce qu’elle avait envisagé.
Ville de trente mille habitants, Juanjuí était une capi-tale de province, dotée d’un statut de sous-préfecture, d’un aéroport avec des vols directs vers Lima, d’un hôpital spécialisé en maladies tropicales et de forces de police comptant plus de cent hommes qui n’en-visageaient pas qu’on puisse les attaquer. Une ville restait une ville. Dans leur solitude, quelque chose protégeait ces petites métropoles andines. Ce qui se produisait dans les étendues environnantes ne comp-tait pas vraiment. L’absence de témoins contraignait à oublier les crimes les plus atroces. À découvert, tous étaient faibles, l’illusion du Pérou autoritaire se décomposait. À l’inverse, une capitale de province se sentait invulnérable. Dans chaque bâtiment public, l’écusson de la République et le portrait d’Alan García rappelaient l’existence du gouvernement. À midi et à minuit, les programmes de télévision trans-mis par satellite s’interrompaient et cédaient la place à l’hymne national. Le Pérou officiel, lui, ne s’était pas interrompu. Il était toujours aux commandes, avec ses fanfaronnades et ses hiérarchies intactes. Comme à son habitude, ce pays alla se coucher tard, épuisé par sa noce quotidienne dans les bars et les bordels. L’assaut des guérilleros le prit par surprise.
Le chef du MRTA donna l’ordre de commencer l’opération à l’heure prévue : quatre heures et demie du matin, le 6 novembre 1987, deux jours après l’an-niversaire de la mort de Túpac Amaru. Au même moment, les tupamaros attaquèrent les garnisons de la Garde civile, de la Police technique, de la Garde républicaine, les guérites qui contrôlaient l’accès aux routes, les postes de communication et l’aéroport.
Une heure plus tard, le MRTA avait pris le contrôle de la ville tout entière.
La garnison de Juanjuí préféra se rendre. Seule une poignée d’hommes opposa une véritable résistance. D’autres changèrent de vêtements pour prendre la fuite. La population elle-même indiqua où ils se cachaient. À la surprise des guérilleros, une foule furieuse dénonçait les abus et l’extorsion pratiqués par la police et chaque fois qu’un garde était décou-vert et capturé, on entendait s’élever des voix accusa-trices. Criminel ! Tuez-le, tuez-le ! Quand l’assemblée populaire s’ouvrit et que les guérilleros répriman-dèrent publiquement les policiers faits prisonniers, les voix réclamèrent un peloton d’exécution. Ces agents n’avaient pas de dette de sang à l’égard du peuple, durent expliquer les tupamaros. Il n’y avait pas de raison d’exécuter qui que ce soit. À l’avenir, ils devraient se comporter de façon honorable, car la guérilla se montrerait vigilante et implacable avec les récidivistes. À l’hôpital, les médecins exigèrent des garanties. Le petit peuple voulait mettre à mort les racketteurs en uniforme. Le MRTA plaça des sen-tinelles pour protéger les blessés du gouvernement.
En un clin d’œil, le pouvoir était passé des mains du gouvernement à celles de la guérilla. Quand les tirs cessèrent, les tupamaros se servirent de haut-parleurs pour annoncer que Juanjuí avait été libérée, que le MRTA allait garantir l’ordre public et que la population était invitée à participer à l’assemblée. En regardant à travers leur porte, par quelque interstice, ou au coin des rues, le voisinage avait été témoin de la fin des combats. Les rebelles avaient l’air beaucoup plus jeunes et minces que les gardes de la garnison. Aucun n’avait hésité. Ils attaquaient leurs ennemis frontalement. Tout en protégeant la vie des blessés et de ceux qui se rendaient. En plein combat, un des dirigeants tupamaros avait mis à l’abri un officier et deux sous-officiers de la Police technique griève-ment blessés. Un jeune officier, dont la chair d’un des bras était à vif, avait décliné son identité, croyant sans doute qu’on allait l’achever. Lieutenant James John Crisolini, lâcha-t-il hors d’haleine, ne me tuez pas, je suis le fils du général John Caro. Le général était un des chefs de la police. Ne t’en fais pas, fiston, tu vas t’en sortir, lui répondit le guérillero massif qui le jeta sur son épaule au milieu du claquement des coups de feu. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’hôpital, le jeune homme le reconnut. Vous êtes Néstor Cerpa, dit-il, le dirigeant syndical. Cerpa se contenta de sourire. Il le confia aux médecins à temps pour sauver son bras.
Tout Juanjuí semblait avoir afflué vers l’assemblée. Depuis les toits, les guérilleros surveillaient la foule rassemblée sur la place principale. D’autres s’étaient installés dans un kiosque, où le chef du MRTA expli-qua les objectifs de la révolution. Les visages de ces garçons en uniforme vert olive reflétaient un profond sérieux. Un instant auparavant, ils avaient risqué leur vie. Et maintenant, avec la prise de la ville, l’armée tout entière se lancerait à leur poursuite. Devant eux ne s’étendait qu’une vaste jungle. D’autres tupamaros s’adressèrent à la foule. Le MRTA, disait l’un d’entre eux, était l’expression d’une idéologie de l’action et d’un profond sentiment d’amour. La cause qu’il servait était la vie. Un révolutionnaire pouvait com-mettre des erreurs mais jamais renoncer à sa quête de justice. Ils appelaient à la rébellion et à lutter pour les plus faibles, car sans justice il ne pouvait y avoir de paix. Ils étaient animés par un sentiment d’amour. La haine était passagère. La haine pouvait être satisfaite. On pouvait se venger. Seul l’amour leur semblait être un sentiment inépuisable, capable de générer un mouvement continu de sacrifice, de persévérance. Le MRTA ne torturait pas, n’achevait pas les blessés, il respectait la vie des prisonniers. Il ne renonçait pas à sa supériorité morale. Les tupamaros n’abattaient personne d’une balle dans le dos simplement parce qu’il était en désaccord avec eux. Ils ne pénétraient pas dans les communautés pour tuer des paysans en masse parce qu’ils étaient opposés au MRTA. Cela reviendrait à renier leur condition de révolution-naires et devenir des assassins, se transformer en une implacable machine à broyer des innocents. Le Pérou, rappelait l’orateur, était en train de semer les graines de sa propre destruction, d’incuber ses futurs assas-sins. Savaient-ils ce que signifiait de créer des orga-nisations uniquement vouées à donner la mort ? Que pouvait-on attendre de ces machines assassines ? La police, le Sentier lumineux, quand s’arrêteraient-ils ?
À neuf heures et demie, le MRTA amorça son repli en utilisant une caravane de véhicules réquisitionnés. Il laissait derrière lui une ville figée, aux moyens de communication coupés, dans laquelle aucune instance gouvernementale ne semblait oser rétablir son auto-rité. La profonde sensation de vide allait se prolonger tant que tarderait la réaction des militaires. Le MRTA confia ses prisonniers au prêtre et aux religieuses de Juanjuí. Aussi soudainement qu’ils étaient arrivés, les guérilleros s’en allèrent.
Ils n’étaient pas pressés. La colonne était bien orga-nisée. À Juanjuí, ils s’étaient emparés de plus de 30 fusils et près de 70 pistolets-mitrailleurs. Quand les éclaireurs et l’avant-garde pénétrèrent dans le village de San José de Sisa, les gens les attendaient. Le reste de la colonne fit son entrée à la tombée du jour. La population elle-même avait organisé une assemblée et une veillée culturelle. San José de Sisa les invitait à manger. Les femmes avaient préparé un véritable banquet. C’était une fête. Ce même soir, ils furent rejoints par une équipe de journalistes de télévision. Grâce aux transmissions radio, le chef du MRTA était au courant des réactions du gouvernement à Lima. Devant les caméras, Alan García avait relativisé l’importance de la perte momentanée de Juanjuí. Il évoquait des groupes de narcotrafiquants qui fuyaient la Police nationale. Le chef de la guérilla décida de recevoir personnellement les journalistes de Lima. Ils étaient, bien entendu, libres de prendre toutes les images qu’ils voudraient. Là-haut, dans les montagnes, ils n’avaient rien à cacher. Souriant, il les laissa filmer et photographier son visage.
Le chef du MRTA se montrait pour la première fois. C’était un homme mince, brûlé par le soleil, et dont les traits rappelaient ses ancêtres de Cuzco et ses ascendants chinois. Il allait avoir trente-sept ans. Son véritable nom était Víctor Polay, son nom de guerre, « comandante Rolando ». En arrière-plan de l’interview, on apercevait le village et les rebelles qui fraternisaient. Polay résuma l’histoire du parti et souligna ses différences avec la gauche « légale » et avec le Sentier lumineux. Ses déclarations recelaient plusieurs surprises. Le MRTA était un instrument de lutte, pas une fin en soi. Le parti serait satisfait quand auraient été accomplies d’indispensables transforma-tions de la société péruvienne. Dans tous ses mani-festes et propositions, le MRTA appelait à l’alliance la plus large possible avec les secteurs démocrates et patriotes comprenant la nécessité de profonds chan-gements pour le salut du pays. Une alliance, un front populaire… mais avec qui ? Avec les membres des forces armées et de la police pas encore contaminés par le vaste processus de corruption, avec la base aprista continuant de s’identifier aux luttes populaires.Avec la majorité chrétienne. Avec les nationalistes qui avaient soutenu le général Velasco Alvarado. Il ne res-tait d’autre voie que celle de l’unité populaire, natio-naliste et tiers-mondiste. Il en allait de la survie du pays. Le Pérou se préparait à rentrer dans le 21e siècle parmi les dernières des nations sous-développées. Les tupamaros proposaient le « sauvetage » de tous, de don-ner une place à chacun en conservant ce que chaque position pouvait avoir de positif. Quant au Sentier lumineux, il était probable qu’il se développe. Mais sa stratégie n’était pas viable et était promise à l’échec. Le modèle senderista s’avérait exclusif et excluant. Il n’était pas acceptable, ni au Pérou ni où que ce soit sur terre. Humainement, c’était impossible.
Le chef du MRTA rappela que son parti avait décrété une trêve quand Alan García avait accédé à la présidence. Ils n’avaient pas suspendu leurs actions à la suite de négociations avec l’APRA ou parce qu’un quelconque accord aurait été conclu. Le pays s’acheminait vers la guerre et en tant que révolution-naires, la première responsabilité des tupamaros était d’éviter la guerre et pas d’y pousser, tout en restant fidèles à leur engagement pour la transformation du Pérou. Sans justice, pas de paix. La paix devrait être le fruit de la justice sociale. On était en train de passer d’une guerre clandestine à une guerre ouverte. S’ils pouvaient apaiser des tensions à travers le dialogue et des propositions politiques, il était de leur devoir d’essayer. Le MRTA ne serait jamais un obstacle à une paix authentique.
En dépit de la trêve, en dépit de tout, une rivière de sang traversait le Pérou. Le chef du MRTA ne se montrait pas optimiste. Et si la profonde blessure péruvienne ne parvenait pas à cicatriser ? Les géné-raux qui proposaient un massacre de grande ampleur ne manquaient pas. Liquidez un demi-million de Péruviens et c’en est fini de l’insurrection. Liquider qui ? Tout le monde. Les mécontents, les radicaux, les syndicalistes, les suspects. Et leurs parents, leurs amis, les amis de leurs amis. Un demi-million de personnes ne représentait que deux pour cent et demi de la population. Rien du tout. Quelque chose d’insigni-fiant. Leur logique était autre. Mais la subversion, avec toutes ses erreurs, avec les atrocités commises par le Sentier lumineux, avec tous ses orphelins et ses veuves, la subversion était l’expression d’une société déterminée. Tant que les problèmes sociaux ne seraient pas résolus, celui de la violence ne le serait pas non plus. Le MRTA pouvait bien disparaître. Ils pouvaient tuer le MRTA tout entier, de nouveaux insurgés apparaîtraient. N’avaient-ils pas tué Túpac Amaru, Rumi Maqui, Atusparia, De la Puente ? Et désormais le MRTA se tenait devant eux, le retour de l’insurrection, l’histoire inachevée.
[…] Tandis que le gouvernement rassemblait une force militaire de 5 000 hommes qu’il lancerait à leur poursuite, les tupamaros suivaient méthodiquement leur itinéraire dans la vallée de Sisa. Les villages envoyaient des émissaires pour les inviter. Des volon-taires allaient à leur rencontre et portaient les armes et l’équipement de la guérilla. Ils se tenaient au bord de la route pour leur offrir des boissons fraîches. En arrivant dans les hameaux de San Martín, le MRTA tombait sur les maires et les conseillers municipaux qu’on avait regroupés là. Les paysans s’expliquaient : nous les avons convoqués pour qu’ils rendent des comptes. D’autres journalistes arrivèrent. Il y eut des tournois sportifs, au cours desquels la guérilla joua au football contre les équipes locales. Et on dansa, deux nuits consécutives. Puis vint l’heure de partir. Tout autour de la vallée, les militaires se préparaient à les assiéger. […]
Rapidement, ils apprirent à déjouer le harcèlement de ceux qui les chassaient à bord d’hélicoptères. Ceux-ci ne descendaient pas à moins de 500 mètres, pour rester hors d’atteinte des tirs depuis le sol. À cette hauteur, les pilotes et les observateurs ne par-venaient qu’à détecter des couleurs qui n’étaient pas celles de la jungle ou tout ce qui était en mouvement. Quand les hélicoptères approchaient, la colonne du MRTA s’arrêtait. L’immobilité totale les rendait invi-sibles. Parfois, les guérilleros parvenaient à distinguer le visage de leurs ennemis. Pour gêner la poursuite, ils semaient derrière eux des pièges explosifs. Au bout de trois jours, ils n’avaient plus de vivres. Ils devaient encore marcher deux semaines pour atteindre la base à partir de laquelle ils se disperseraient. Ils se relayaient en tête pour dégager le sentier. Chacun d’entre eux portait quinze kilos d’équipement. Polay changea de plan. Au sixième jour, il les voyait s’effondrer. Des guérilleros disciplinés semblaient perdre la raison tandis qu’ils pourchassaient les guenons pour leur prendre leurs petits. Les petits singes constituaient un mets prisé dans la jungle. Un après-midi, des «Vive la révolution » retentirent. Le commandant découvrit que ses guérilleros égorgeaient un malheureux tapir. Tout disparaissait dans les marmites insurgées : des primates, des tatous, des capybaras, des lamantins d’Amazonie, des rats épineux, de succulents pécaris, de très appréciées couleuvres, de mortelles vipères, des shushupes44 qui poursuivaient les tupamaros avec une férocité canine. Le chef du MRTA finit par don-ner l’ordre à la colonne de s’arrêter. Il envoya deux escouades de vétérans chercher de la nourriture à la base. Ils ne reprendraient la route que quand tous seraient rétablis.
Ils campèrent là où la jungle s’épaississait, harcelés par des essaims d’insectes, trop faibles même pour surveiller l’horizon. Ils étaient montés et descendus dans cette immensité verte, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans une fange épaisse dans laquelle fer-mentaient des restes de végétation. Parfois, la terre s’élevait, couverte de feuilles pourries, et ils devaient la gravir à bout de forces, glissant et remontant, pour arriver en haut et tomber dans des ravins cachés par de prodigieuses fougères. Ils étaient couverts de contusions et de coupures, mordus par de répugnants nuisibles. Les plus forts montaient la garde. Polay ins-pectait en silence ses guérilleros exténués. Ils voulaient se lever quand il s’approchait, faire le salut militaire. Combien de temps durerait la faim ? Elle peut durer toute la vie, lui avait dit le paysan Antonio Meza à Satipo, quand Polay revint d’Europe en 1975. Ils par-laient des paysans déguenillés de la région, ceux que le gouvernement avait expulsés de leurs terres pour avoir sympathisé avec les guérillas en 1965. Meza lui-même avait souffert de la faim pendant quarante ans. Il s’enrôla dans la guérilla Túpac Amaru sous les ordres de Guillermo Lobatón. Il avait été fait pri-sonnier après l’embuscade de Yahuarina, au cours de laquelle les rebelles vinrent à bout d’une colonne de policiers. Il ne s’expliquait toujours pas pourquoi il était toujours vivant. D’autres avaient été fusillés ou balancés d’avions en vol dans d’inaccessibles lagunes andines. Quand Polay vivait dans l’humble demeure de Meza, tous deux réorganisaient le MIR à Satipo. Les paysans de la région continuaient de partir à la recherche de Lobatón, le croyant perdu dans la mon-tagne. Il était impossible de leur expliquer qu’il avait été tué le 7 janvier 1966 au fleuve Sonomora. Peut-être les paysans avaient-ils raison, peut-être ne pou-vait-on pas fusiller les légendes. Sur toutes les routes des Andes, les camions arboraient des garde-boue en caoutchouc avec le visage du Che Guevara en cou-leurs fluorescentes. Ils n’avaient pas réussi à le liqui-der. Chaque matin, dans la région reculée de Madre de Dios, des femmes silencieuses venaient fleurir la tombe du poète guérillero Javier Heraud. Il s’obsti-nait à vivre. Le cheval blanc de Túpac Amaru galopait toujours dans les gorges andines, faisant trembler la terre à son passage. Les paysans murmuraient : voilà l’Inca. Ils n’étaient pas seulement vivants. Ils devaient revenir. De plus, à Satipo, Polay avait appris que le sang de toutes les insurrections se transmettait par les veines de certaines lignées. Meza avait combattu avec la guérilla de Lobatón. Son père avait participé aux insurrections paysannes des années 1930. Son grand-père avait été, lui aussi, un rebelle à cheval, un bandit pour le gouvernement qui l’avait pourchassé dans les années 1920. L’histoire ne fournissait que le fil. Ceux qui la tissaient, en chair et en os, étaient des hommes et des femmes, avant que leurs enfants ne prennent la relève, et les enfants de leurs enfants. Ici même, dans la colonne exténuée, arrêtée au beau milieu de la jungle, le guérillero Orlando Dorregaray se souvenait de son père fugitif, condamné à mort après les insur-rections populaires des années 1930. Son grand-père avait été emprisonné parce qu’anarchiste. Le père de son grand-père avait chevauché sous les ordres de son cousin Andrés Avelino Cáceres pendant la stupé-fiante campagne de La Breña. Le grand-père de son grand-père avait perdu une jambe à l’âge de quinze ans en combattant pour l’indépendance. Selon Meza, si l’on posait la question, on se rendait compte que beaucoup de Péruviens descendaient non seulement de l’insurrection des années 1970 mais aussi de la résistance à la dictature du général Odría dans les années 1940, des insurrections apristas des années 1930, des mouvements paysans des années 1920 ; et si l’on remontait encore plus loin, on trouverait les mêmes sangs versés lors des soulèvements d’Atus-paria et d’Ucchu Pedro et encore avant pendant les guérillas de l’indépendance, et, presque effacé par la brume des siècles, pendant la grande insurrection de Túpac Amaru et Micaela Bastidas. […]
Le déluge universel les attendait. »
Notes
- Romain Descottes est éditeur aux éditions Syllepse.
- Voir notamment les quelque 47 articles consacrés à l’Amérique latine dans les tomes 1, 7, 8 et 9 de l’Encyclopédie internationale de l’autogestion, téléchargeables sur www.syllepse.net.
- Article paru dans Soulèvements populaires, Alternatives Sud, Paris, Syllepse, 2020. Raúl Zibechi est journaliste et écrivain, analyste inter-national pour Brecha (Montevideo), professeur et chercheur en mou-vements sociaux à la Multiversidad Franciscana de América Latina (Uruguay) et chercheur associé du Cetri. Dernier livre paru : Tiempos de colapso. Los pueblos en movimiento (Desde Abajo, 2020).
- Intellectuel péruvien du début du 20e siècle, José Carlos Mariátegui a formulé une lecture indigéniste de l’analyse marxiste.Voir Indianisme et paysannerie en Amérique latine estparu en 2013 aux éditions Syllepse.
- Samuel Farber est né et a grandi à Marianao, Cuba. Il a écrit de nombreux livres et articles sur ce pays. Il a publié en 2017 aux éditions Syllepse Che Guevara : ombres et lumières d’un révolutionnaire.
- Matthias Schindler est l’auteur de Du triomphe sandiniste à l’insurrection démocratique : Nicaragua 1979-2019,à paraître aux éditions Syllepse enmars 2021. Mariana Sanchez est éditrice à Syllepse et coordinatrice de l’ouvrage Catalogne : la république libre, Paris, Syllepse, 2019.
- Fabio Luis Barbosa dos Santos est historien et professeur à l´Université Federal de São Paulo et l’auteur de L´espoir vaincu par la peur. : de Lula à Bolsonaro,Paris, Syllepse, 2020.
- Thomas Posado est chercheur associé au CRESPPA-CSU et l’auteur de Révolutions à Cuba, de 1868 à nos jours, Syllepse, 2020.
- Patrick Guillaudat est membre de France Amérique latine, www.fran-ceameriquelatine.org/.
- Manuel Sutherland, «La ruina de Venezuela no se debe al “socialismo” ni a la “revolución” », Nueva Sociedad, n° 274, mars-avril 2018.
- Parmi ceux-là nous pouvons citer Ignacio Ramonet, qui dans un article publié le 31 décembre 2016 par Tevesur, intitulé « Las 10 victorias del presidente Maduro » écrit : « Le président Nicolás Maduro, évitant tous les obstacles, tous les pièges et toutes les difficultés, a démontré sa stature exceptionnelle en tant qu’homme d’État. Et le leader indestruc-tible de la révolution bolivarienne ». Le 2 janvier 2018, il remet cela en citant cette-fois-ci les « 12 brillantes victoires de 2017 ». Éloges dignes des temps soviétiques.
- Après la victoire de Chávez, plusieurs témoignages d’hommes de l’ombre de cette période néolibérale ont été publiés et montrent la vio-lence des conflits au sein des élites dirigeantes, avec son lot de meurtres, de disparitions, d’enfermemenst arbitraires. Un témoignage édifiant, de Thor Halvorssen, a été publié par la revue Tal Cual du 31 mai 2007.
- Une anecdote qui en dit long sur le discrédit des partis au pouvoir : Irene Saéz, ancienne Miss Univers de 1981, est élue maire de Caracas en 1993 sur son seul nom. Elle décide de se lancer dans la campagne pour les élections présidentielles de 1998. Créditée de plus de 20 % des voix, elle recherche et obtient le soutien d’un des deux partis qui se partagent le pouvoir depuis 1958. Cette décision lui sera fatale : elle retombe à 2 % dans les sondages en quelques semaines.
- Le coup d’État d’avril 2002 n’est pas organisé uniquement par la bourgeoisie vénézuélienne. Y sont associés la direction de la principale centrale syndicale (la CTV, Centrale des travailleurs du Venezuela), l’am-bassade des États-Unis et les principaux médias.
- Dans la quasi-totalité des pays d’Amérique latine, hormis Cuba, le Nicaragua et le Venezuela, les politiques de lutte contre la pauvreté reposent sur des programmes (les TMC – Transferts Monétaires Conditionnés) liant des dons en espèce à des conditions plus ou moins strictes, comme des obligations de scolarisation, de visites médicales, etc. Elles ont comme objectif explicite d’intégrer au marché des couches de la population qui en sont plus ou moins exclues et de substituer aux anciennes relations sociales, en particulier dans la paysannerie et les peuples autochtones, des relations de marché.
- Le nouveau Code du travail est publié le 1er mai 2012, soit 14 ans après la victoire de Chávez.
- Cela commence par la loi de 2006 sur les Conseils communaux, puis de 2009 sur le pouvoir populaire et enfin de 2011 sur les Communes.
- Le pétrole est encore principalement exporté vers les USA pendant cette période, accentuant les liens de dépendance avec ce pays.
- Le secteur de la santé est un indicateur de ces reculs. Par exemple le nombre de lits d’hôpitaux va fortement diminuer à partir de 2007 et devenir un des plus faibles du continent.
- En quelques années, les courants de gauche du PSUV soit sont expulsés, soit partent d’eux-mêmes. C’est aussi le cas de ministres de Chávez qui dénoncent les erreurs économiques et la corruption mon-tante, comme Jorge Giordani, ancien ministre de la planification, Hector Navarro, ancien ministre de l’éducation, Gustavo Márquez, ancien ministre de l’industrie et du commerce, Ana Elisa Osorio, ancienne ministre de l’environnement, etc.
- Contrairement à ce que racontent les grands médias internationaux qui laissent croire que c’est le chavisme qui a inventé cette modalité de gouvernement, elle a été instaurée et pratiquée depuis les années 1960 au Venezuela, la première remontant à 1961 pour le président Rómulo Betancourt ou encore en 1974 pour le président Carlos Andrés Pérez.
- Pour donner une idée de la situation des infrastructures pétrolières, le 18 août 2012, une forte explosion dans la raffinerie d’Amuay (à l’ouest du pays) va faire une trentaine de morts et plusieurs centaines de bles-sés. Le syndicat explique avoir attiré l’attention des autorités à maintes reprises sur l’absence de sécurisation et d’entretien des installations. Le gouvernement décide d’envoyer les forces armées pour boucler la zone et interdit à la structure équivalente de nos anciens CHSCT d’enquêter. Plusieurs syndicalistes seront intimidés, voire incarcérés.
- Rapport du 12 mars 2019 intitulé Análisis de falla del sistema eléctrico nacional pérdida total del sistema – día 07/03/2019.
- Dans sa tribune publiée par le quotidien Ultimas Noticias du 19 novembre 2017.
- Entre 1950 et 1998, seules quatre entreprises ont été créées par les militaires, principalement dans l’armement, un service de voyages et l’as-surance, et sous Chávez, ce sont deux entreprises, dans l’automobile et la construction.
- Il est à noter qu’Elliott Abrams, conseiller spécial de Trump pour le Venezuela, au vu de la situation réelle du Venezuela, notamment la force du secteur privé, largement majoritaire, et de la stratégie économique du pouvoir, explique lors de son audition par le comité des affaires étran-gères de la Chambre des représentants : « Entre nous, le Venezuela n’est pas un pays socialiste, c’est une kleptocratie. » Déclaration reprise dans le rapport de cette audition du 13 février 2019, publié sous le titre de Venezuela at the crossroads.
- Pourtant Nicolas Maduro avait reconnu le soir même du 6 décembre 2015 sa défaite aux élections législatives lors de son allocution télévisée : « Voyant ces résultats, nous sommes venus avec notre morale, avec notre éthique, pour reconnaître ces résultats négatifs, les accepter et dire à notre Venezuela que la Constitution et la démocratie ont triomphé »
- Dès 2007, il participe aux premières manifestations étudiantes contre le régime, et aux côtés de dirigeants de ce mouvement participe à la fondation du parti Voluntad Popular, un des plus radicaux contre le cha-visme. Sa nomination pourrait sembler étonnante car Guaidó était peu connu par la population. En effet, il a fait ses premières armes politiques au sein du mouvement étudiant de 2007, puis s’est lancé sans succès dans la course à l’investiture de l’opposition pour les élections des gou-verneurs dans l’État de Vargas. Il a été élu député suppléant en 2010 et enfin député en 2016. Ce qui a séduit aussi bien le département d’État US que des membres de l’opposition, c’est sa fermeté contre le régime et son côté sans scrupule qui va se révéler en particulier dans une affaire de liens avec le groupe de paramilitaires narcotrafiquants colombien, Los Rastrojos
- À titre d’exemple de la coupure entre le pouvoir et les classes popu-laires, lors des élections des membres de l’ANC, de violentes émeutes ont éclaté le 30 juillet 2017 dans le bastion chaviste historique 23 de Enero, quartier situé à l’ouest de Caracas. Les manifestants contestaient le résultat de l’élection donnant la victoire au candidat officiel alors que pour les habitants, les suffrages s’étaient portés sur des candidats de la gauche chaviste critique.
- Chiffres fournis par le FMI. Cette baisse est aussi de – 16,5 % en 2016, -14 % en 2017, – 19,6 % en 2018.
- Pour la production pétrolière s’ajoute un autre problème propre au Venezuela. Le pétrole exploité est principalement issu de roches bitumi-neuses. Or, dans ce cas précis le coût de production est plus élevé que celui du pétrole des puits traditionnels, ce qui rend le pétrole vénézuélien difficilement compétitif dans cette période de baisse des prix du baril. Pour le vendre, les gestionnaires de PDVSA baissent drastiquement les coûts d’exploitation, dont la maintenance fait partie.
- Source : FMI.
- Le fonctionnement de ces CLAP est fortement critiqué à gauche, chez une partie des chavistes « de base » et au sein des courants extérieurs au PSUV. La critique repose sur deux points principaux. D’abord le fait que le gouvernement ait décidé de mettre en place des structures ad hoc paraétatiques plutôt que d’organiser cette distribution en s’appuyantdirectement sur les conseils communaux. Ensuite le fait que les produits distribués, notamment alimentaires, ne sont pas issus directement des petits producteurs, mais transitent par les grands groupes alimentaires, comme Polar, ce qui contribue à leur enrichissement et facilite la cor-ruption. Deux phénomènes qui alimentent le clientélisme.
- Pour une explication de ce système de taux de change différenciés, voir l’article de Patrick Guillaudat, « Qui dirige le Venezuela ? Caste ou bolibourgeoisie ? », contretemps.eu, 16 mai 2019.
- La majorité des hôpitaux n’ont même plus d’accès à l’eau potable.
- Acción Democrática et Voluntad Popular sont des membres de l’In-ternationale socialiste comme un autre parti pourtant de droite, Un Nuevo Tiempo.
- Cette déclaration a suivi le décret d’amnistie du 31 août signé par Maduro qui permet la libération de plus de 100 dirigeants de l’opposi-tion, suite à une négociation secrète entre Capriles et Maduro, sous les auspices du gouvernement turc.
- Voir les textes parus dans la revue Tal Cual du 22 novembre 2020.
- Pour bien comprendre la hauteur des pressions subies par les membres de l’opposition, le 22 septembre 2020 le département d’État publie un communiqué signé Mike Pompeo annonçant des sanctions prises par le département du Trésor contre cinq dirigeants de l’opposition ayant décidé de se présenter aux élections « pour leur complicité dans les ten-tatives de Maduro de déposséder le peuple du Venezuela de son droit de choisir ses dirigeants lors d’élections libres et équitables. […] Avec cette dernière mesure du département du Trésor, les États-Unis réaffirment leur engagement à faire en sorte que tous ceux qui cherchent à saper la démocratie et à priver le Venezuela de son avenir démocratique rendent des comptes En agissant de la sorte, ces individus concourent aux tenta-tives grossières d’un dictateur désespéré et illégitime pour s’emparer du pouvoir de facto et de le conserver ». Message ferme à l’adresse de tous ceux qui seraient tentés de participer aux élections du 6 décembre 2020.
- La palme de la caricature revient aux partis PPT (Patria Para Todos) et Tupamaro, dont les directions nommées par le TSJ, dirigent de minus-cules PPT et Tupamaro participants à la coalition gouvernementale, tan-dis qu’un autre PPT et un autre Tupamaro, soutenus par la majorité de leurs militants, participent à la coalition de gauche Alternativa Popular Revolucionaria
- La Constitution de 1999 établit dans le chapitre des « droits écono-miques », en son article 112, que « l’État favorisera l’initiative privée » et interdit « les confiscations de biens » (article 116), ce qui explique en par-tie le fait que les nationalisations sont accompagnées d’indemnisations, sauf dans des cas très particuliers et exceptionnels.
- Ce concept a été créé par Álvaro García Linera, vice-président de la Bolivie sous Morales et un des théoriciens du populisme de gauche.
- Guillermo Thorndike (1940-2009) a dirigé les rédactions de plusieurs quotidiens péruviens. Il est également l’auteur de plusieurs livres d’en-quêtes et de récits historiques, qui en font le principal représentant péru-vien d’une tradition latino-américaine que l’on pourrait rapprocher de la littérature du réel ou de ce que l’on appelle le journalisme littéraire ou la non-fiction créative dans d’autres régions du monde. Extrait du chapitre « La guerre ».
- Grand serpents venimeux d’Amérique du Sud.