Christophe Aguiton
Le mouvement altermondialiste qui a émergé à la fin des années 1990 a souvent, et à juste titre, été qualifié comme un nouvel internationalisme. En cela il serait tentant de décrire une chronologie dans laquelle les luttes contre le capitalisme et toutes les oppressions et dominations auraient « progressé » au fur et à mesure de la construction des regroupements internationaux : AIT, appelée plus tard 1ère internationale par ceux qui se reconnaissaient dans les internationales suivantes, 2ème internationale ou internationale socialiste, 3ème internationale dans l’élan de la révolution russe, 4ème internationales constituées par les différents courants trotskystes, puis mouvement altermondialiste et forums sociaux mondiaux nés avec le 21ème siècle.
Dans une telle chronologie, la 1ère internationale serait la mise en avant du prolétariat, seule classe capable de libérer l’humanité toute entière. La 2ème internationale serait celle du développement des partis de masse insérés dans leurs cadres nationaux, partis qui connurent leur apogée en Europe après la 2ème guerre mondiale, où ils furent le vecteur du « fordisme ». La 3ème internationale serait celle de la révolution d’octobre, puis d’un modèle basé sur une économie étatisée et planifiée, modèle qui sera adopté par les pays dits socialistes après la 2ème guerre mondiale ; c’est aussi l’internationale qui a permis l’alliance du combat de la classe ouvrière avec celui de la libération nationale, à partir de la conférence de Bakou, la « conférence des peuples d’Orient » en 1920, qui permettra aux partis communistes d’être au cœur des luttes pour la décolonisation… La (ou les) 4ème internationale serait celle de la rupture avec le stalinisme et sa dictature bureaucratiques. A ces internationales « appellations contrôlées » il faudrait ajouter, pour en rester à tout ce qui précéder l’émergence du mouvement altermondialiste, les regroupements de fait ou plus structurés, comme l’ont été la galaxie des partis maoïstes après la rupture sino-soviétique de 1965, défendant la guerre populaire prolongée basée sur la paysannerie, le bloc des pays non-alignés qui s’est créé après la conférence de Bandoeng en 1955 et enfin l’OLAS, l’organisation latino-américaine de solidarité, puis la Tricontinentale créé sous l’impulsion de la révolution cubaine.
L’AIT, comme le mouvement altermondialiste, se construit dans une phase de mondialisation
Cette chronologie permet de pointer les grandes questions politiques et stratégiques auxquelles a été confronté le mouvement dans les 150 ans qui viennent de s’écouler. Mais elle gomme une question tout à fait centrale : l’AIT s’est constituée au cœur de la phase de mondialisation du milieu du 19ème siècle, et en cela elle a été confronté à des questions comparables à celles que doit affronter le mouvement altermondialiste alors que toute les autres internationales et regroupements internationaux se sont constitué dans des périodes où l’essentiel des leviers économiques des pays les plus importants restaient dans l’orbite des états-nations, ce qui va surdéterminer le cadre dans lequel les différentes forces du mouvement ouvrier vont développer leurs visions programmatiques et stratégiques.
Le cadre programmatique des partis et des internationales qui se forment à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, à un moment où tout un ensemble de transformations et de mutations ont pris corps : déconstruction par palier de la première mondialisation et apparition d’un nouveau “stade” du capitalisme, l’impérialisme, analysé par Hobson, Hilferding, Rosa Luxembourg et Lénine ; rationalisation de l’organisation “scientifique” du travail dans les entreprises, le taylorisme ; émergence de syndicats et partis de masse, comme l’analysera Max Weber, et stabilisation, dans les pays avancés, d’une classe ouvrière concentrée dans les centres industriels ; construction, grâce à la vague d’inventions qui permettra la deuxième révolution industrielle, de grands réseaux techniques qui se développent de façon très centralisés, électricité, téléphone, etc. ; suprématie de la stratégie clausewitzienne basée sur la recherche de la “bataille décisive” ; etc. Ce cadre programmatique s’est aussi appuyé sur des idéaux et des principes établis antérieurement mais qui sont entrés en application à une échelle élargie au début du XXème siècle ; idéaux et concepts hérités des lumières, mis en œuvre sous la forme particulière du vote majoritaire et de l’élection de représentants ; principes de l’ordre westphalien, où seuls les états peuvent être objets et sujets de l’ordre international.
Il est possible de résumer l’orientation des mouvements et partis se réclamant du socialisme, telle qu’elle s’est constituée au 20ème siècle, dans le contexte dont nous venons de rappeler les éléments principaux, en la séparant schématiquement en trois niveaux.
Conquérir l’Etat pour nationaliser les moyens de production et d’échange et planifier l’économie
Tout d’abord l’objectif, le but de ces partis. Il s’agir pour eux de faire les premiers pas vers le socialisme, ce qui passe par la prise du pouvoir d’état et l’utilisation de cet outil pour réaliser l’appropriation collective des moyens de production et la planification de l’économie. La prise du pouvoir d’état impliquant le passage à un pouvoir de nature qualitativement différente, comme l’a théorisé Marx dans ”La guerre civile en France” et comme l’admettaient des socialiste tel que Léon Blum qui différenciait “l’exercice du pouvoir”, voire son “occupation” face aux risques fascistes, de la “prise du pouvoir”. L’appropriation collective des moyens de production se traduisait, en pratique, en la nationalisation des grands groupes industriels et financiers qui – rappelons-le – étaient pour l’essentiel des groupes nationaux.
Pour le mouvement ouvrier, l’état pouvait légitimement se “substituer” au secteur privé pour contrôler les grands groupes industriels et financiers, ceux-ci produisant et écoulant l’essentiel de leurs produits et services dans le cadre national. Mieux encore, celle prise de contrôle allait dans le sens d’un progrès lié à la rationalisation économique et à la constitution de monopoles vus, à l’époque, comme les mieux à même de favoriser l’innovation. Dès 18921, dans son ouvrage “Le programme socialiste”, Karl Kaustky le principal théoricien de la IIème internationale, indiquait que “l’action économique de l’état moderne est l’origine naturelle de l’évolution qui conduit à la société socialiste” et que “l’évolution politique et économique fournit elle-même dans les grandes entreprises, les trusts, les points d’ancrage pour la transition à l’économie dirigée par l’état; cette évolution poussera le prolétariat dans la voie du socialisme”. Lénine ira dans le même sens2, en valorisant les avancées du capitalisme allemand : “Donnons avant tout un exemple très concret de capitalisme d’Etat [vu, par Lénine, comme le passage obligé, pour la Russie, pour aller vers le socialisme]. Tout le monde sait quel est cet exemple: l’Allemagne. Nous trouvons dans ce pays le « dernier mot » de la technique moderne du grand capitalisme et de l’organisation méthodique au service de l’impérialisme des bourgeois et des junkers. Supprimez les mots soulignés, remplacez l’État militaire, l’Etat des junkers, l’Etat bourgeois et impérialiste, par un autre Etat, mais un Etat de type social différent, ayant un autre contenu de classe, par l’Etat soviétique, c’est‑à‑dire prolétarien, et vous obtiendrez tout l’ensemble de conditions qui donne le socialisme. Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d’Etat méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits. Nous, les marxistes, nous l’avons toujours affirmé; quant aux gens qui ont été incapables de comprendre au moins cela (les anarchistes et une bonne moitié des socialistes‑révolutionnaires de gauche), il est inutile de perdre même deux secondes à discuter avec eux.”
Cette vision est celle de tout le mouvement ouvrier, et pas uniquement celle des partis politiques, et elle ne se limitait pas à des formations se réclamant du marxisme. En Grande-Bretagne, par exemple, les “trade unions” votent une première fois en 1894 une motion en faveur de la nationalisation de la terre, des mines et de tous les moyens de production et d’échanges. Une position qui est celle de petits courants marxistes électoralistes mais surtout celle des “Fabiens” ce courant socialiste britannique foncièrement antimarxiste et des syndicats, les “trade unions”, influencés par le fabianisme.
Des stratégies différentes
Le deuxième niveau, celui de la stratégie, était ce qui concentrait les divergences et justifiait la séparation entre les différents courants et les internationales que nous avons présenté. Séparation entre ceux qui défendaient la voie parlementaire, ceux qui se réclamaient de la révolution et les différentes variantes de modèles combinés de victoire parlementaire et de mobilisations de masse. Et, chez les révolutionnaires, séparation à nouveau, en particulier dans les pays en voie de développement, entre les tenants de l’insurrection centrée sur les centres urbains et les partisans de la “guerre prolongée” eux-mêmes divisés entre un modèle asiatique insistant sur la distinction entre parti, armée et masses et le modèle “guévariste”, plus mouvementiste.
Mais accord sur le rôle de la classe ouvrière et de son parti
Le troisième niveau, celui des forces nécessaires à la mise en œuvre de ces stratégies et à la réalisation du socialisme, était moins polémique. La classe ouvrière, le prolétariat, était la seule classe réellement à même de porter jusqu’au bout un tel projet, mais comme elle n’était pas capable de le penser spontanément, il fallait constituer un parti qui guiderait ce processus. Un parti convaincu du caractère scientifique de son objectif et de sa méthode et qui devait pour cela être dirigé par les intellectuels, selon Kautsky, ou se constituer en “intellectuel collectif”, version Lénine. Conséquence logique de la séparation entre la classe ouvrière et son parti et du caractère scientifique du projet à réaliser, le parti devait avoir un rôle dirigeant, en particulier dans son rapport aux syndicats et mouvements de masse. Un rôle dirigeant affirmé de façon instrumentale par la social-démocratie allemande puis par les partis communistes, mais qui a évolué vers des formes de dominations moins brutales que la “courroie de transmission”, comme la conquête de l’hégémonie ou même la définition du rôle du parti comme “débouché des luttes”, formule qui continue à lui conférer un rôle supérieur.
Ce rappel nous permet de voir l’écart qui existe entre cette culture politique, cette vision stratégique et programmatique et celles du mouvement altermondialiste comme celles que portait l’AIT.
Nous allons essayer de comprendre ce qu’il est possible de rapprocher ou pas dans la culture politique de l’AIT et celle du mouvement altermondialiste, et pour cela nous traiterons de deux questions, les alternatives au capitalisme et les forces sociales et politiques nécessaires à la transformation sociale.
Alternatives au capitalisme
Au XIXème siècle, lors de l’émergence des théories socialistes et communistes, l’aspiration la plus répandue était celle de coopératives ou associations ouvrières de production qui devaient permettre de s’émanciper du salariat. Ces associations étaient fondées sur un capital commun, inaliénable et indissoluble, qui tirait des « communs » paysans, issus du monde féodal, le principe d’une séparation entre une propriété collective et inaliénable et une capacité d’usage qui permettait à la personne de participer à la production matérielle. Des coopératives d’achat ainsi que des mutuelles et société de secours et d’assistance gérées par les travailleurs complétaient le rôle des coopératives de production et assuraient les tâches de solidarité face à la maladie ou la vieillesse.
Le programme de l’AIT est dans la continuité. L’adresse inaugurale, dont la rédaction finale fut assurée par Karl Marx, défend le « triomphe… du mouvement coopératif et surtout des manufactures coopératives ». Le débat dans l’AIT ne portait pas sur le rôle nécessaire des coopératives, mais sur la capacité de transformer graduellement le système capitaliste par leur développement progressif. Contre les proudhoniens, qui défendaient ces positions, Marx… et Bakounine ont défendu l’idée que rien de définitif ne serait possible sans remettre le cause le pouvoir politique de la bourgeoisie, ce que précisera l’adresse inaugurale de l’AIT : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière ».
Il faudra presque un siècle pour que la question des biens communs revienne au centre des discussions des mouvements sociaux – à travers le mouvement altermondialisme – et des sphères académiques tout du moins. A la base de ce retour en grâce, on a bien sur le bilan négatif des expériences d’économies administrées mais aussi le rejet des privatisations qui se sont multipliées dès les années 1980 et plus généralement du pouvoir exorbitant acquis par les entreprises multinationales. La phase actuelle de mondialisation change également la donne en fragilisant la crédibilité des programmes basés sur les nationalisations et la planification de l’économie. Ceux-ci étaient crédibles quand, dans chacun des principaux pays, on trouvait l’essentiel des branches industrielles et que celles-ci étaient sous le contrôle de capitaux nationaux. Mais la mondialisation a accéléré la spécialisation des pays qui ont vu disparaître des pans entiers de leurs appareils productifs pendant que dans leurs secteurs de spécialisation, les entreprises sont devenues des multinationales dont l’activité se développe majoritairement en dehors des frontières de leur pays d’origine, ce qui réduit le champ de crédibilité des nationalisations à ce qui relève traditionnellement du secteur public et au secteur bancaire.
Dans ce contexte, de nouvelles catégories de « bien communs » ont émergé : les biens communs de la connaissance, du logiciel libre à des productions comme wikipedia ou le développement de revues académiques libres de droits ; et les biens naturels tels que les océans, l’atmosphère ou le climat qui sont menacés aujourd’hui par les activités humaines.
Ces nouvelles catégories de biens communs ont ceci de particulier qu’ils vont de pair avec la définition de nouveaux droits universels : un « droit d’accès à la connaissance » pour les biens communs qui relèvent de ce registre et pour ce qui est des biens communs naturels d’une troisième, voire d’une quatrième, génération de « droits fondamentaux ». Après les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux, commencent à être définis des droits généraux comme “le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé” qui a été intégré à la Constitution de la République française en 2005, voire, de façon plus large encore, les « droits des non-humains », dont la planète-terre, que défendent aujourd’hui auprès de l’ONU la Bolivie et l’Equateur.
Ce lien aux droits fondamentaux va donner un nouvel essor à la notion de « biens communs » qui ne se limitent plus aux communs issus du monde agricole et forestier ou des coopératives de production et de consommation. Les communs permettent de penser une propriété collective en sortant de l’opposition binaire loi du marché versus sphère publique comprise comme sphère institutionnelle gérée par l’Etat au sens large. Le logiciel libre, wikipedia, les semences paysannes, la gestion des forêts par les populations indigènes qui y vivent depuis des temps immémoriaux ou les coopératives sont autant de biens collectifs qui ne dépendent pas de l’Etat et sont gérés directement par ceux qui y travaillent ou veillent à leur développement.
Il ne s’agit pas, pour le mouvement altermondialiste, de nier qu’il existe, dans le monde contemporain, un grand nombre de services et d’infrastructures techniques qui ne pourront être assurés et développés que par des services publics et des entreprises nationales (éducation, santé, transports, etc.). Mais le retour de la thématique des « communs » permet de retrouver une préoccupation qui était présente dans la culture politique de l’AIT : défendre et promouvoir les initiatives autonomes des travailleurs et des consommateurs comme alternative au capitalisme.
Les acteurs de la transformation sociale et de la lutte contre l’exploitation et les oppressions
Il s’agit de deux questions liées : y-a-t-il une ou des classes sociales déterminantes dans cette lutte, et quel doit être le rôle des partis politiques dans ce processus ?
La réponse à la première question va de soi pour l’AIT : ce sont les ouvriers, les prolétaires, qui doivent s’organiser pour conquérir le pouvoir politique.
Notes
- Dans ce livre, Karl Kautsky tient pour acquis le retour en grâce de l’action de l’état et la fin de la première mondialisation qui, pour lui, est symbolisée par l’école de Manchester qui, dans la première moitié du XIXème siècle, a joué le rôle de l’école de Chicago dans les années 1970/1980. En fait le point tournant qui marque la fin de la première mondialisation est 1884, date à laquelle le gouvernement allemand décide de protéger ses productions industrielles et agricoles pour répondre au début d’une crise économique et aux revendications salariales. Mais il a fallu la première guerre mondiale puis la crise de 1929 pour en finir totalement avec la mondialisation du XIXème siècle.
- Lénine, “Sur l’infantilisme de gauche et les idées petites bourgeoises”, 5 mai 1918