Frédéric Thomas
La démultiplication et simultanéité des révoltes à l’automne 2019 ont mis au-devant de la scène les soulèvements populaires. Ces mouvements massifs de contestation posent nombre de questions quant à leur dynamique, leur temporalité, leur composition et leurs significations. Ancrés localement, tenant à distance les acteurs politiques institutionnels, ouvrent-ils la voie à des transformations en profondeur, voire à un changement de « système » ?
En octobre 2019, à quelques jours d’intervalle, l’Équateur, le Liban, l’Irak et le Chili s’embrasent. Des centaines de milliers de personnes descendent dans les rues, occupent les places, bloquent les routes, érigent des barricades, s’affrontent parfois violemment avec la police. À la lumière de ces explosions sociales, le monde (re)découvre alors des insurrections déjà en cours ailleurs : en Haïti, au Soudan, en Algérie, à Hong Kong, etc.
L’effet de surprise, l’ampleur des mobilisations et le tranchant de l’événement accroissent leur médiatisation, alimentent les interrogations. On débat de leurs origines, de leur nouveauté, de leurs correspondances, de leurs significations. Jusqu’aux termes même qui les définissent : « soulèvements populaires ». Mais qu’est-ce qui se donne à entendre sous cette expression ?
ENJEUX
Les dictionnaires évoquent un « mouvement collectif et massif de contestation, de révolte », synonyme d’insurrection, de rébellion et d’émeute. Le curseur est donc mis sur l’action, sur l’impulsion et la spontanéité qui l’accompagne. Quant à « populaire », l’adjectif renvoie tout à la fois à la composition sociale des manifestations, au large spectre de catégories de la population y prenant part, et à l’affirmation même des acteurs.
Mais, en réalité, chacune des caractéristiques, ainsi que les contours mêmes du populaire font l’objet de débats et soulèvent nombre de questions, tant la définition même de la mobilisation participe du conflit social. De plus, loin de se fondre dans un tout homogène, ces traits spécifiques dessinent des lignes de tension, se déclinent différemment selon les moments et les situations.
La simultanéité des soulèvements populaires à l’automne 2019, ainsi que les modalités de l’action et les symboles communs, y compris les signes que semblent s’échanger entre eux Petrochallengers haïtiens, « vendredistes » algériens et K-Poppers indonésiens par exemple, ne doivent pas, cependant, nous induire en erreur : les déclencheurs de ces mobilisations sont toujours localisés, spécifiques à des situations nationales particulières. Tous les articles de cet Alternatives Sud insistent sur ce point.
Mais, force est aussi de reconnaître, comme nous y invitent d’ailleurs les auteurs et autrices, que si les ressorts de ces soulèvements sont locaux, les crises dont ils sont le fruit sont, elles, internationalisées. C’est évident dans les cas d’Haïti, du Liban et de l’Irak, pays « sous dépendance » économique et politique, où l’ingérence des États-Unis et de puissances régionales pèse lourd. Mais, cela vaut également pour l’Équateur, en raison du rôle joué par le Fonds monétaire international (FMI) à l’origine de la révolte, de même que pour l’Algérie et l’Iran, du fait de leur positionnement géopolitique.
De manière générale, l’imbrication des échanges économiques mondialisés et la médiatisation participent de cette internationalisation, à laquelle contribuent la tendance des gouvernements à discréditer les soulèvements en leur attribuant une source étrangère (au peuple, à la nation), téléguidée par l’international, ainsi que les allers-retours – fussent-ils seulement symboliques – entre manifestant.e.s d’un pays à l’autre. Reste que ces interdépendances n’effacent pas les configurations nationales, qui demeurent déterminantes.
La gageure de ce texte d’introduction tient dès lors à mettre en évidence les convergences et correspondances sans jamais céder à l’illusion d’une unité, à relever les spécificités locales, à l’origine des révoltes ainsi que des formes qu’elles empruntent, sans occulter pour autant les paramètres internationaux qui ne cessent d’intervenir dans le recodage de ces mobilisations.
Autre pari à tenir, celui d’une analyse critique, qui tienne à distance autant l’idéalisation du mouvement qu’une définition uniquement par la négative. La première est souvent accentuée par la médiatisation. La seconde évalue les soulèvements populaires à l’aune des processus réformiste ou révolutionnaire « idéaux » ou « normaux » de mobilisation et de transformation. La définition se fait dès lors par défaut ; par tout ce qui leur manquerait encore – organisation, représentation, revendications « réalistes » ou au contraire « radicales », etc. – pour atteindre leur but, engranger de réels changements ou, plus simplement, pour être qualifiés de politiques. Les deux lectures peuvent se combiner par le biais d’une médiatisation, qui retourne le marqueur négatif de ces révoltes « inorganisées » en une idéalisation d’une autre manière de faire politique, voire d’un apolitisme ou d’une antipolitique.
L’analyse du cadrage médiatique des révolutions arabes de 2010-2011, qui a mis en évidence son effet d’amplification, sa logique de spectacularisation et la célébration d’une « idéologie de bons sentiments » (droits humains, pacifisme, émancipation des femmes et de la jeunesse) et de « l’utopie internet », vaut d’ailleurs pour les soulèvements de ces dernières années. Toutes proportions gardées donc, la couverture médiatique reste ce « savant cocktail de clichés (…), d’enthousiasme axiologique (célébration des aspirations démocratiques) et de fascination technologique (la ‘révolution Facebook’ et des blogueurs) » (Mercier, 2015).
Prendre la mesure des soulèvements populaires de 2018-2020 suppose de les appréhender dans leur dynamique, en tension entre choix stratégiques implicites et affirmations radicales, renouvellement de l’action et impensé, potentialités et limites. De les situer au plus près de leur écart avec les manifestations « traditionnelles », mais aussi en fonction et à partir du geste qu’ils inventent et de la nouvelle configuration politique qu’ils créent en retour. Il s’agira en conséquence d’interroger sur un mode critique plutôt que de définir péremptoirement les enjeux et caractéristiques des soulèvements populaires.
ÉVÈNEMENT ET TEMPORALITÉ
Le soulèvement fait événement. Temps de l’éclat et du surgissement, il déchire la fausse impression de linéarité historique, et fixe un avant et un après. En l’espace de quelques heures, des dizaines ou des centaines de milliers de personnes, elles-mêmes étonnées de leur puissance, sortent dans les rues, occupent places et avenues. La routine est suspendue, les gouvernements comme les commentateurs, pris de court. La surprise est à la hauteur de la soudaineté d’abord, de la spontanéité, de l’accélération ensuite, de la révolte enfin.
Bien sûr à y regarder de plus près, cette triple évidence est à nuancer. Loin de constituer un coup de tonnerre dans un ciel serein, les soulèvements populaires naissent sur un terreau commun, composé d’inégalités et de griefs, de luttes passées et d’accumulation de frustrations sociales. Un regard rétrospectif repère dès lors une partie au moins du cheminement souterrain de l’insatisfaction et du désir, qui se rejoignent pour exploser, là, en plein jour.
Ainsi, pour surprenants et inédits qu’ils soient, ces événements ne sont pas pour autant orphelins. Résonnent en eux l’écho de révoltes passées, dont ils retrouvent, à partir et à la mesure du soulèvement, la trace. Et chaque insurrection de se découvrir des précédents : la révolution des ordures au Liban en 2015 ; la révolte des parapluies à Hong Kong en 2014 ; la vague de protestation de septembre 2013 au Soudan ; les printemps arabes de 2010-2011 en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ; le mouvement vert en Iran en 2009 ; les luttes étudiantes de 2011 au Chili, etc.
Il est d’ailleurs souvent possible de remonter plus loin en amont – la série de soulèvements indigènes en Équateur dans la décennie 1990 ; les manifestations à l’origine du renversement de la dictature de Suharto en Indonésie en 1998 ; etc. –, découvrant, plutôt que des explosions isolées, le flux et le reflux de mouvements sociaux.
Ce qui demande plutôt à être interrogé, c’est la faible culture des précédents, le manque d’accumulation d’expériences d’une insurrection à l’autre, comme si chacune correspondait à une nouvelle génération politique. Et l’événement de creuser un peu plus cette distanciation en forgeant un ici et maintenant ostensiblement délesté de programmes et de traditions.
Dans l’après-coup du soulèvement, la stabilité, le vide ou le calme de l’espace et du temps antérieurs se découvrent traversés de tensions, de contradictions et de conflits. Il en va de même pour la prétendue spontanéité et désorganisation de la révolte. Celle-ci est moins inorganisée que le fruit d’une myriade de micro-organisations, de collectifs militants et de cristallisations informelles, qui s’activent le plus souvent « sous les radars » et qui, à un moment donné, convergent et opèrent une mutation dans et par le soulèvement.
En réalité, la démesure de l’événement ne tient pas seulement à son caractère intensif et massif ou, plus exactement, cette double caractéristique est aussi le marqueur d’une temporalité « sauvage ». Celle de son surgissement et de sa brièveté le plus souvent, bien sûr, mais également de son élasticité qui, de l’occupation des places à l’exigence d’une transition, en passant par la périodicité des manifestations de rues sur plusieurs mois, déjoue le temps institutionnalisé du changement politique, rythmé par les élections. Celle enfin de son « immédiateté » et de son accélération.
L’étincelle et la vitesse de propagation de l’explosion ne cessent de surprendre. Ainsi, la disproportion entre l’origine – circonscrite – du soulèvement, d’une part, et son ampleur, puis sa rapide radicalisation, d’autre part, constituent son trait distinctif. Par quelles voies passe-t-on si abruptement d’une protestation contre une taxe « WhatsApp » au Liban ou l’augmentation de quelques centimes du ticket de métro au Chili à une insurrection généralisée ? Comment une revendication particulière déborde-t-elle pour se muer si directement en l’exigence d’un changement de « système » ?
Même lorsque les déclencheurs sont plus « lourds » ou structurels, comme l’augmentation du prix de l’essence en Équateur et en Haïti, l’annonce du cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika en Algérie, par exemple, ils ont été précédés de nombreuses mesures similaires n’ayant pourtant soulevé aucune contestation. Mais c’est qu’il faut renverser le regard comme l’affirmait une affiche chilienne : « il ne s’agit pas de 30 centimes [l’augmentation du prix du billet de transport], mais de 30 ans ».
Ou comme le proposaient des analystes des soulèvements latino-américains depuis le tournant du millénaire : « ce ne sont pas les politiques néolibérales, une structure d’oppression ou une violence structurelle ‘inacceptables’ qui engendrent en elles-mêmes et pour elles-mêmes des actions directes spontanées. À l’inverse, ce sont les actions contestataires qui transforment en inacceptable des situations qui apparaissaient jusque-là nécessaires, naturelles, inéluctables, voire même souhaitables, ou du moins tolérables » (Corten, Huart, Peñafiel, 2012).
L’évènement socialise et politise à grande vitesse les acteurs, en redéfinissant la frontière de ce qui est toléré, accepté, et de ce qui ne l’est pas ou plus. Or, cette rapidité est foncièrement contradictoire, en ce qu’elle donne un élan considérable et bouscule le temps long des institutions. Au centre des enjeux : la durée de la mobilisation et, par prolongement, son devenir. La focale est mise sur l’éclat et le surgissement de l’action ; condition de sa force. Et de sa limite.
Mais, lorsque, comme en Algérie ou en Haïti, l’événement se prolonge ou, quand le rythme des révoltes s’accélère et qu’il s’inscrit dans des cycles de plus en plus rapprochés et intenses, la question de l’après se fait plus insistante. D’autant plus qu’il est, lui aussi, un enjeu : au Soudan est-on déjà dans l’après du soulèvement ou dans sa poursuite ; la révolution est-elle achevée ou toujours en cours ?
L’imprévisibilité de l’événement et l’expérience de l’automne 2019 poussent les analystes à scruter l’horizon, à jauger le niveau de colère et d’activisme, à interroger les manifestations un peu partout dans le monde pour voir si le « cycle » de soulèvements est passé ou seulement en suspens, si un nouveau s’annonce. Ce qui est certain c’est que la crise sanitaire due à la pandémie de la covid-19 a freiné ou interrompu les mobilisations, donnant un répit aux gouvernements en place.
L’activisme ne s’est pas arrêté pour autant. Il s’est réorienté vers la prise en charge de l’organisation du care dans les quartiers, les débats et production d’informations, la vigilance quant aux mesures de contrôle et de répression mis en place à la faveur des états d’urgence, notamment les confinements ou restrictions de mouvements qui exposaient plus encore les femmes aux violences conjugales (Bringel et Pleyers, 2020 ; Thomas, 2020a).
« POPULAIRE » ?
Le caractère massif des soulèvements étudiés ici tient à la fois du quantitatif – le nombre de personnes dans la rue – et du qualitatif – la diversité sociale des manifestant.e.s. La jonction de ces éléments détermine la dimension populaire. Cette dernière redouble en quelque sorte le soulèvement, en faisant de celui-ci la manifestation-type du peuple. Là encore, le jeu sur les mots constitue l’enjeu des mots, car populaire est moins une catégorie sociale qu’un facteur de légitimation, de représentation et d’opposition.
Populaires donc, ces soulèvements le seraient par leur composition sociale, par leur mode d’intervention dans l’espace public, en contre-point par rapport aux formes instituées de l’action politique, et par leur affirmation même, en opposition à l’élite et à la classe politique. Par leur prétention également à faire peuple et nation. En témoigne notamment la présence massive de drapeaux nationaux dans les manifestations. Il s’agit de réaffirmer l’espace national, de le disputer à des gouvernements qui l’ont confisqué et mis à mal.
L’une des spécificités de ces soulèvements, aussi différents soient-ils, est de croiser une identité nationale et populaire de façon inclusive, sur la base d’une mise en avant de la citoyenneté. L’affirmation de l’appartenance au peuple et à la nation semble consacrer l’accession de la « plèbe » – soit « l’ensemble des ‘non-citoyens’, c’est-à-dire des citoyens à qui l’on nie le droit à la citoyenneté » (Corten, Huart et Peñafiel, 2012) – à l’espace démocratique.
L’analyse que Jean-Thomas Martelli (2020) fait du mouvement populaire, opposé au populisme (même s’il en maintient certains traits), en Inde, vaut, toutes proportions gardées, pour d’autres soulèvements. Ainsi, selon lui, sa force réside dans « la réutilisation stratégique et non-clivante de la rhétorique patriotique (…) – où le rejet des minorités est remplacé par un discours inclusif – qui a permis aux manifestant.e.s de défaire les prétentions du pouvoir à incarner le peuple, pour lui substituer la figure populaire et diffuse de masses sans visage, à la fois nationalistes et pacifistes ».
Cet usage stratégique des signes nationalistes en Inde, mettant les populations stigmatisées, les musulman.e.s entre autres, au cœur de la nation, se retrouve notamment en Algérie et au Chili, où les symboles et drapeaux berbères dans le premier cas, mapuches, dans le second, recomposent l’espace national. Mais si l’affirmation d’un nationalisme non clivant, voire d’une nouvelle lutte d’indépendance comme en Algérie, peut effectivement ouvrir l’espace aux « non-citoyens », ne couvre-t-elle pas, sous une rhétorique unitaire, des discriminations bien réelles, toujours à l’œuvre : celles qui affectent par exemple les Palestiniens et les travailleur·euses domestiques étranger·es au Liban ; les populations du Darfour au Soudan ; les minorités arabe ou baloutche en Iran ?
Par ailleurs, le caractère inclusif de ces nationalismes n’est-il pas tributaire de leur recomposition par et dans les soulèvements ? En conséquence, qu’en est-il au moment du reflux ? La rhétorique réactionnaire du nationalisme, autrement plus instituée, n’aurait été en fin de compte que suspendue, le temps du soulèvement, et non renversée, faute d’avoir pu développer et fixer un usage alternatif, inclusif. Les discours excluants menacent de ressurgir avec d’autant plus de force, en réaction à la révolte, passée et défaite.
Plutôt que populaires, André Corten, ainsi que d’autres chercheurs, préfèrent parler de mouvements plébéiens. « Par plèbe, il ne faut pas entendre le ‘bas peuple’, pas plus qu’une classe, une catégorie sociale, un groupe ou une identité (ethnique, de genre, territoriale, etc.) mais une forme de subjectivation politique qui naît dans l’action ou le conflit » (Corten, Huart et Peñafiel, 2012).
L’intérêt du concept est notamment de permettre de mieux cerner les soulèvements populaires comme « expériences plébéiennes », « c’est-à-dire comme des moments privilégiés où la plèbe ‘fait sécession’, en interrompant le cours normal de la reproduction du social, faisant apparaître une nouvelle ‘réalité’, un nouveau partage du sensible au sein duquel les ‘laissés-pour-compte’ exigent d’être comptés ». Cette « sécession » marque le refus non seulement « du ‘traitement’ de l’ordre dominant », mais aussi de la représentation dans un système politique et de l’intégration dans un ensemble social les excluant systématiquement. Il s’agit, au contraire, d’exiger « la reconnaissance de ‘leur’ existence en tant que réalité niée ».
Plutôt que s’inscrire dans une certaine pérennité, l’expérience plébéienne participe de l’« irruption événementielle [qui] ne peut être que provisoire » (Breaugh, 2007). Et c’est par cette expérience que s’opère « une subjectivation politique instantanée, (…) toutefois momentanée en ce qu’elle ne parvient pas à fonder un véritable sujet politique agissant en dehors de la contingence historique qui permet son surgissement. Ce n’est que dans le contexte de l’événement que cette subjectivation est possible. (…) dès qu’il n’est plus dans l’événement, ce ‘nous’ perd son sens » (Corten, Huart et Peñafiel, 2012). L’émergence d’un « nous » nationaliste et inclusif trouverait là sa dynamique – et sa limite.
Par ce déplacement épistémologique sur la subjectivation, étroitement articulée à l’expérience du soulèvement, se donnent ainsi à voir « les contours d’un tort constitutif de l’ordre politique », et, surtout, un rapport particulier à la temporalité, à la territorialité et à la (non-) représentation. Ce serait moins, selon Corten, des revendications que l’existence niée de cette plèbe même qui se manifesterait dans ces révoltes. Ou, dit autrement, c’est le soubassement moral – les conceptions implicites du juste et de l’injuste – de toute revendication matérielle, qui se vérifierait dans le surgissement des subalternes.
Mais, ce désir de reconnaissance par l’État de son droit à une citoyenneté, jusque-là niée, est en tension avec l’affirmation concomitante d’une autonomie, à distance des pouvoirs publics. Entendu comme « interpellation plébéienne », l’événement peut alors être interrogé en fonction de ses propres ressorts – subjectivation instantanée et provisoire, interdépendante de l’« irruption événementielle » –, plutôt que sur la base d’un mouvement social qui servirait de référence.
L’accent mis sur la subjectivation met en évidence le double phénomène central de socialisation et de politisation par l’événement, et éclaire les multiples narrations « de l’intérieur », qui disent l’enchantement, la puissance, les liens qui surgissent et se nouent très vite au cœur du soulèvement. On en retrouve l’écho dans plusieurs articles de cet Alternatives Sud. Comme l’écrit le Comité invisible, « ce n’est pas ‘le peuple’ qui produit le soulèvement [mais] le soulèvement qui produit son peuple » (Didi-Huberman, 2019).
L’insistance à déjouer la nomination, à dés-identifier, la prétention à demeurer insaisissables, voire « ingouvernables » [1], pour laisser le curseur fixé sur ce « nous » – ce « non » ? – du seul événement interroge cependant. N’est-ce pas avec des lunettes similaires que nombre d’analystes et de médias s’extasient devant la fluidité des manifestant.e.s ? Celle-ci serait le fruit d’une tactique à la mesure de l’irruption événementielle. Mais elle serait aussi le prolongement et la traduction, dans la rue, de l’organisation et des échanges horizontaux et directs sur les réseaux sociaux, ainsi que d’une subjectivation désentravée d’identités et d’attachements trop « lourds ».
Qu’il y ait bien un « nous », un peuple, émergeant dans et par les soulèvements signifie-t-il pour autant la dissolution de tous les clivages sociopolitiques ? Ne faut-il pas y voir plutôt un recodage, ainsi que l’effet d’un discours partiellement performatif ? Il s’agit de s’autodéfinir, par opposition à l’élite et à la classe politique, en faisant valoir une union qui tienne à distance les divisions et les autres noms du peuple, au premier rang desquels celui de classes sociales.
Mais il y a fort à parier que l’affirmation de ce « nous », populaire ou plébéien, n’est pas que le fruit d’une subjectivation, dotée d’une charge imaginaire importante, mobilisée comme levier stratégique. Il est aussi un refus et une difficulté à penser et à articuler les divergences d’intérêts, de positionnements, d’aspirations et de pouvoirs, portés par des acteurs différents (en termes de classe, de genre et de rapports sociaux de « race »). « C’est parce que l’action ne vise pas une revendication en particulier (pas plus qu’une série de revendications) qu’elle permet la convergence d’une série de positions » écrivent Corten, Huart et Peñafiel. Est-ce à dire alors que la plèbe n’apparaît qu’aux conditions de la non-particularisation, et que le « nous » fait écran à toute spécificité ?
Au-delà du constat de leur hétérogénéité, il n’existe pas d’études précises sur la composition sociale des différents soulèvements populaires au cours de ces dernières années. Il est donc plus délicat encore de brosser un tableau transversal. Cependant, quelques caractéristiques semblent ressortir et méritent d’être soulignées : il s’agit de mobilisations essentiellement urbaines, au sein desquelles les jeunes et les femmes semblent jouer un rôle important, et dont le large spectre social est le résultat de la participation de divers secteurs, ainsi que d’un phénomène de déclassement.
Les soulèvements de 2018-2020 sont avant tout urbains, souvent concentrés dans les capitales, centres des pouvoirs nationaux [2]. On peut émettre l’hypothèse que ce phénomène va de pair avec l’urbanisation croissante et chaotique de ces dernières décennies, au niveau mondial, ainsi qu’avec la néolibéralisation des villes (Bayat, 2017) et une sorte de « périphérisation » de quartiers où l’accès au logement, à la santé, à l’éducation et à l’emploi est absent ou fragilisé.
Peut-être peut-on également voir dans la mobilisation des populations des quartiers populaires dans ces révoltes ce que Denis Merklen a qualifié de territorialisation des classes sociales : « tout conduit à penser qu’une bonne partie de l’identité des classes populaires migre du travail vers l’habitat. Ceux qu’on nommait avant les ouvriers sont devenus des habitants de quartier, ils sont socialement identifiés par des références au territoire qu’ils habitent » (Merklen, 2009).
On a, à juste titre, mis en avant la forte présence de femmes et de jeunes, au sein de ces soulèvements. Encore convient-il de situer correctement cette présence. Outre sa plus forte médiatisation, dans nombre de ces pays, la population jeune est importante, et les moins de vingt-cinq ans composent la majorité en Haïti, en Algérie, en Irak et au Soudan. Comme déjà évoqué cependant, le phénomène générationnel paraît autant lié à l’âge qu’à la subjectivation politique ; chaque cycle insurrectionnel opérant un renouvellement générationnel. La jeunesse n’est donc pas un « état », mais « une production sociale, symbolique et matérielle, inscrite dans des rapports inégaux de pouvoirs » (Larrondo et Ponce Lara, 2019). À tout cela, il faut ajouter, dans certains pays comme en Inde, en Indonésie, en Haïti et surtout au Chili, l’existence et l’expérience d’un mouvement étudiant combatif.
Les femmes apparaissent régulièrement en première ligne. Les articles de cet Alternatives Sud l’illustrent. En Amérique latine, c’est bien sûr lié à la montée en puissance – la quatrième vague [3] – des luttes féministes ces dernières années. Le cas chilien est emblématique en ce qu’il témoigne d’une intensification depuis 2018 des mouvements étudiants et féministes, ainsi que de leur hybridation (Larrondo et Ponce Lara, 2019). Mais, plus généralement, se donne à voir une féminisation des révoltes sans que, le plus souvent, n’émergent pour autant des revendications spécifiquement féministes. L’impact de cette féminisation ne se trouve-t-elle pas de façon plus diffuse dans les modes d’organisation et dans la redéfinition inclusive de la citoyenneté ?
Ouvrons une parenthèse pour signaler la spécificité du cas équatorien. À l’encontre des autres pays, en Équateur, un acteur – le mouvement indigène – a pris en charge la coordination du soulèvement populaire. Cela s’inscrit dans l’histoire du rôle de cet acteur dans le pays : de 1990 à 2001, la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur) a été à l’origine de sept soulèvements, ainsi que de deux renversements de gouvernement. La puissance du mouvement se vérifie par son organisation autant que par la légitimité qui lui est accordée par les autres composantes de la révolte. Mais cette configuration est unique et ne se retrouve pas dans les autres cas étudiés ici.
Semblant contredire ou, du moins, corriger la dimension populaire de ces soulèvements, la présence significative de la classe moyenne en leur sein a parfois été mise en avant. Mais, outre que le terme est très élastique, et constitue de plus en plus un amalgame regroupant la population qui n’est ni riche ni pauvre (Thomas, 2020b), il tend à figer ce qui, justement, se précarise et se désagrège.
D’une part, capital culturel et capital économique, pour parler en termes bourdieusiens, sont en décalage croissant. Si relativement plus de personnes issues des classes populaires ont accès aux études supérieures, celles-ci s’inscrivent de moins en moins dans une ascension sociale, n’offrant plus ou peu de perspectives d’emplois à la hauteur des diplômes. D’autre part, et plus globalement, se multiplient, en Europe et plus encore ailleurs, comme le démontrent par exemple les Petrochallengers en Haïti, ou les « diplômés et chômeurs » au Soudan, « des situations de désajustement entre aspirations professionnelles et parcours effectifs, notamment chez les ‘intellectuels précaires’ ou les ‘diplômés chômeurs’ » (Dechezelles et Olive, 2017). Dès lors, c’est moins l’appartenance de classe qui est déterminante dans la mobilisation que le déclassement social.
L’absence de perspectives, et, plus radicalement, la rupture du pacte implicite qui liait études, emplois et meilleures conditions de vie, en général, tendent à être perçues par cette catégorie sociale comme un tort irréparable. En outre, à la privatisation s’ajoute la corruption. Celle-ci les prive un peu plus de l’accès à la fonction publique – destination « traditionnelle » pour nombre des membres des classes moyennes –, en faisant jouer les réseaux clientélistes, et détourne l’esprit du service public, auquel il est particulièrement attaché. De la sorte, elle redouble le déclassement par la perte de dignité. D’où une lutte anticorruption particulièrement chargée symboliquement (voir plus loin).
Contrairement à l’idée commune que les travailleurs/euses sont absentes de ces soulèvements, certains ont mis en exergue, à propos du cycle de protestations de 2011 – mais l’analyse s’applique aux soulèvements plus récents –, une montée en puissance des luttes des travailleurs/euses. Celles-ci combineraient le combat défensif d’une classe moyenne contre la désintégration des acquis sociaux, et l’offensive de travailleurs/euses exclu.e.s. N’ayant jamais bénéficié d’un emploi stable, cette population « excédentaire », « contournées par le capital », ne s’est pas constituée en une classe sociale formée et structurée (Karataşlı et al. 2014). D’où son caractère diffus et son manque de visibilité.
MORALE ET/OU POLITIQUE
Des modalités communes d’action se dégagent-elles à travers ces expériences disparates ? Les aspects les plus médiatisés – l’usage des réseaux sociaux et de signes visuels d’une culture pop mondialisée (cf. le masque du Joker) – sont peut-être les plus superficiels. Il n’en demeure pas moins que la créativité, le recours à l’humour (particulièrement visible sur les banderoles en Algérie et en Indonésie) et à la poésie, l’oralité et les graffitis, et, plus généralement, la culture du détournement constituent des traits majeurs de ces luttes. S’ils s’inscrivent dans des univers de sens locaux, ils n’en sont pas moins en communication avec les révoltes d’autres pays.
Outre l’implication directe d’artistes, la reprise stratégique de chansons célèbres, de poèmes, d’hymnes de supporters de football (comme la Casa del Mouradia en Algérie) participe de la réaffirmation et de la reconfiguration de la dimension populaire de ces mouvements. Elle semble relever, selon le souhait de Walter Benjamin, non pas d’une esthétisation de la politique, mais d’une politisation de l’esthétique. Elle appelle cependant une étude fouillée qui dépasse le cadre de cet éditorial.
Il n’est pas non plus toujours aisé de dégager la multiplicité des actions – et de leurs significations – au sein des soulèvements, de leur traitement médiatique, qui tend à redoubler l’événement et à le transformer en spectacle, en se focalisant notamment sur la violence et la destruction. Or, ce cadrage moral de la violence (sur laquelle je reviendrai), qui ne cesse de la mettre en scène, en la dépolitisant et en l’opposant au « bon » registre de la manifestation, n’est pas totalement étranger à la dynamique même des révoltes.
Une des caractéristiques communes de ces soulèvements est la reprise à grande échelle de la question de l’autonomie. Celle-ci doit s’entendre à la fois comme une pratique politique extra-institutionnelle, ayant ses propres spécificités, une défiance envers les acteurs et mécanismes « traditionnels » de la politique, et la constitution de territoires autonomes, à travers l’occupation de places et la création de contre-espaces publics.
Les particularités déjà relevées des « mouvements des places » en 2010-2011, se retrouvent largement dans les soulèvements postérieurs. « La volonté de maintenir une distance avec la politique institutionnelle, la prédilection pour des dynamiques horizontales et ‘par en bas’ et le refus des leaders ont été des caractéristiques partagées » (Pleyers et Glasius, 2013). Ce registre de l’engagement (y compris du temps et des corps) reprend implicitement, sans les connaître, certaines expériences, théorisées sous le concept de « formes de vie », de l’autonomie « historique » (Allavena, 2020). Mais il y investit une charge morale qui n’avait pas son équivalent, du moins aussi explicitement, auparavant.
Cette morale alimente-t-elle la politique des révoltés, contribue-t-elle à dessiner de nouvelles formes de politisation ou, au contraire, constitue-t-elle un rejet de toute politique ? La lutte contre la corruption, phénomène central et élément fédérateur de mobilisations dans nombre de ces pays (au Liban, en Irak, en Algérie et surtout en Haïti) permet de mesurer la complexité de la réponse à ces questions.
Comme le dit Louisa Dris-Aït Hamadouche, dans l’entretien qu’elle nous a accordé pour cet Alternatives Sud, la légitimité du hirak en Algérie réside avant tout dans son « capital moral », et celui-ci se confond avec le pacifisme du mouvement. Et quand ce dernier « exige le ‘changement de système’, c’est en premier lieu sa moralisation qu’il revendique ». Cette moralisation constituerait la première étape d’une transformation. À moins qu’elle n’en soit la destination finale ?
La lutte contre la corruption fédère les forces, en raison de la pluralité des sens qu’elle revêt. Corrompus, nombre de ces régimes le sont au sens traditionnel. Mais, au-delà de détournements d’argent, ce qui plus organiquement est en cause est le détournement de l’appareil public à des fins d’appropriation privée. Par la conjonction de la néolibéralisation et de la formation d’une élite mondialisée, que les classes gouvernantes représentent plus que leur population, les peuples ont été dépossédés des institutions normalement à leur service, et censées les représenter. Enfin, le manque d’accès aux services sociaux, aujourd’hui, et l’absence de perspectives d’amélioration consacrent la rupture du contrat social implicite d’« économie morale » entre l’État et le peuple.
L’arrogance de la classe gouvernante, l’accaparement ostentatoire des ressources par l’élite dans des sociétés profondément inégalitaires (l’Amérique latine et le Moyen-Orient sont les régions les plus inégalitaires au monde) ne font qu’exacerber la colère et l’indignation. À l’origine des révoltes et comme point de destination, se retrouve donc l’exigence d’un changement, d’abord moral, du mode de gouvernement. L’ambivalence tient à la polysémie de sens (dont certains contradictoires) que revêt cette « moralisation ».
Son point culminant réside dans une réappropriation morale du politique, par le biais d’une réaffirmation de la souveraineté populaire et des conceptions morales qui doivent le gouverner. Le refus de séparer politique et économie, et de les désencastrer des principes moraux, s’oppose frontalement à la dynamique du capital. De plus, la crise politique est réinterprétée en tant qu’effondrement moral, appelant en conséquence une refondation (Gavelle et al., 2013). Sa ligne médiane renvoie, elle, aux questions autour du concept d’« économie morale », basée sur l’idée de « pactes et d’attentes tacites », d’arrangements entre dominants et dominés, définissant les limites de l’acceptable, les contours du juste et de l’injuste (Siméant, 2010 ; Thomas, 2020).
Au sens minimaliste, par contre, la morale tend à être considérée comme apolitique, et toute politique comme foncièrement corrompue et corruptrice. La tentation est alors de n’envisager de réponse que sous la forme d’un gouvernement d’expert.e.s, d’une meilleure gouvernance et de plus de transparence. Et de laisser hors champ la question des inégalités, des intérêts antagonistes, de la justice sociale et du capitalisme.
Le rejet du clientélisme et, plus spécifiquement, de la « sectarisation » dans les systèmes politiques libanais et irakien (accordant des quotas communautaires) illustre cette ambiguïté. Les réseaux clientélistes détournent de fait les fonctions de l’État, mais, dans le même temps, assurent à leurs bénéficiaires un accès au moins partiel à des services sociaux. La priorité donnée à la lutte contre ces réseaux au nom de la morale sans que la question de cet accès – et, par extension, celle des politiques sociales – ne soit directement et explicitement posée, risque, faute de se confronter à ces enjeux, de rester en suspens, comme Hajar Alem et Nicolas Dot-Pouillard l’analysent ici même pour le cas libanais.
Le paradoxal décalage entre, d’un côté, une soif bouleversante de dignité et d’un changement de « système », et, de l’autre, un aboutissement managérial, partagé et alimenté par le néolibéralisme, a été finement étudié par Federico Tarragoni. Son travail porte sur le populisme et le « citoyennisme », mais se prête bien à l’étude des soulèvements populaires. Selon lui, le refus des idéologies et des intérêts particuliers, lié au rejet de la politique partisane, est aussi justifié par la double illusion ou tentation d’un monde homogène et d’un gouvernement d’expert.e.s, à même d’appliquer les mesures « évidentes », de « bon sens » de l’action publique. Le point de jonction entre « maximalisme utopique » et « minimalisme idéologique » ne résiderait dans aucun programme politique, « mais dans la question morale qui le traverse de part en part ». Or, « le grand impensé » de cette question demeure le capitalisme (Ballast, 2019).
L’affirmation minimaliste de la morale fait donc écran à une appréhension du capitalisme. Plus globalement, elle rend compte d’une incapacité ou d’une réticence à prendre la mesure des pouvoirs et des conflits. La charge morale des révoltes populaires peut donc participer de leur radicalisation politique comme de leur dépolitisation. Dans les faits, les différents sens de la moralisation coexistent au sein des soulèvements, et la primauté d’une signification sur les autres est fonction du moment, des acteurs et de l’intensité de la lutte.
Le radicalisme du « dégagisme » se nourrirait aussi de cette ambiguïté. La critique envers la démocratie représentative est bien réelle et généralisée. Mais elle ne s’exprime pas de la même manière au Chili, au Liban et en Haïti, et n’a guère de sens en Iran, en Algérie et au Soudan. Cependant, même dans ces pays, les acteurs du jeu politique, y compris l’opposition, sont tenus à distance, et la démocratie représentative, même si elle constituerait un progrès indéniable, n’est pas automatiquement considérée comme la destination finale et « naturelle » des soulèvements.
Par-delà les divers soulèvements populaires, sous la critique de la démocratie représentative, dominerait ainsi la défiance envers la politique elle-même – ses acteurs, ses institutions et son fonctionnement –, comme scène des pouvoirs et des conflits, lieu et formule de corruption. Encore convient-il de nuancer la mise à distance des acteurs politiques traditionnels, car dans nombre de soulèvements, les organisations syndicales y participent, à des degrés différents, sans presque jamais cependant avoir un rôle protagoniste .
Les explosions de violence peuvent paradoxalement traduire une appréhension partielle et partiale du conflit social, réduit aux combats de rue. Mais rappelons tout d’abord que la violence n’est pas automatiquement attachée au soulèvement populaire – le cas algérien est emblématique à ce sujet – et que, même lorsqu’elle est présente, elle ne constitue qu’une part de l’action, amplifiée par les gouvernements et les médias, et, parfois aussi, par une partie des manifestant.e.s.
Le recours-réflexe à la répression comme réponse première, sinon unique, est la marque de gouvernements qui se sentent menacés, déstabilisés et débordés face à un mouvement social qui n’emprunte pas les canaux institués d’expression et déjoue la gestion traditionnelle du conflit. La répression contribue à la radicalisation. Les affrontements de rue consacrent la rupture avec « la conflictualité sociale ritualisée », et peuvent prendre un tour insurrectionnel, comme à Santiago du Chili ou à Port-au-Prince.
Ils ne sont pas pour autant en soi synonymes de prise en charge du conflit politique. Ils peuvent, au contraire, jouer un rôle compensateur, celui d’un « fétichisme de la violence », délié de toutes formes de vie émancipatrices, qui réduit l’expression du conflit à l’affrontement physique ; une expression qui, pour être la plus visible et la plus immédiate, n’en est peut-être pas la plus décisive (Allavena, 2020). Reste que la violence est presque toujours une réponse à la répression originelle de l’État.
Si par leurs origines et dynamiques, par leur « dégagisme » et leur violence parfois, les acteurs des soulèvements populaires mettent à distance les partis politiques, déjouant de ce côté-là toute récupération, leur autonomie n’est pas pour autant garantie. Focalisés sur le rejet de l’institutionnalisation, voire de la représentation politique, centrés sur l’État, ils tendent à sous-estimer les rapports de pouvoir informels, d’autant plus prégnants que peu repérables et couverts par la prétention de participer de ce « nous » du soulèvement. Or, le risque de captures clientélistes, mafieuses ou communautaires (comme les gangs armés en Haïti ou les réseaux confessionnels au Liban) n’est pas inexistant.
TRANSITION ET/OU RÉVOLUTION ?
Le romantisme émancipateur du soulèvement brille d’un éclat intact. À l’heure de la désolation et des satisfactions circonspectes, il constitue une expérience, aussi brève qu’enivrante, de libération, source où s’abreuver de promesses pour « les années d’hiver ». Par définition, le soulèvement, action circonscrite dans le temps court, fait exploser la continuité historique et ouvre une brèche. Mais, dans le même temps, il idéalise l’inaptitude à fondre l’extraordinaire de l’insurrection dans l’ordinaire de nos vies quotidiennes. Serions-nous condamnés à l’instantané d’une force sans destination, à ces moments fugitifs de liberté heureuse ? Les soulèvements sont-ils des explosions sans lendemains ? « Longue vie à l’éphémère » écrivait l’Internationale situationniste, sur les murs du Paris de mai 68.
La faiblesse de son impact politique serait-elle la contrepartie de la puissance de l’événement ? Certes des changements auparavant inimaginables, comme le retrait du président Abdelaziz Bouteflika en Algérie, la fin de la dictature au Soudan, ou le récent référendum sur la Constitution au Chili, qui tourne la page de la dictature de Pinochet, ont eu lieu. Force est cependant de constater, à ce stade, le décalage entre des mouvements sociaux de grande ampleur, qui s’étendent sur plusieurs mois ou années, et leurs effets structurels.
Sauf au Soudan, la reproduction de la classe dirigeante se poursuit, à quelques nuances près, et les mêmes politiques sont à l’œuvre. La prudence s’impose cependant. Il est difficile d’évaluer les effets pratiques des soulèvements populaires, ceux-ci pouvant être à retardement, peu visibles ou diffus, ou participer de « révolutions longues », pouvant à terme entraîner de nouvelles manières de penser les pouvoirs et droits des citoyen.ne.s (Bayat, 2017). De plus, le décalage et la frustration sont à la hauteur de l’exigence « maximaliste » d’un changement de « système ».
Cette disproportion, inhérente à l’événement, ne doit pas être perçue uniquement sur le registre du négatif. Elle est, partiellement au moins, une défense contre le reconditionnement de cette soif d’émancipation dans une realpolitik qui ré-enchâsse l’exigence utopique d’un autre mode de gouverner, l’insubordination des manifestations dans la gestion routinière du conflit social, et un choix stratégique ; celui de n’être que « du bond » – « pas du festin, son épilogue » (Char, 2007).
Il n’en demeure pas moins que la force tient au surgissement plutôt qu’à ses suites. Lilian Mathieu (2004) note que ces mouvements ont « une grande capacité à impulser des mobilisations mais sont inaptes à les clore, puisqu’ils ne peuvent négocier et signer des accords de sortie de conflit et ne jouissent pas de la légitimité que fournissent les mécanismes d’élection et de représentation ». Une issue à ce clivage entre l’impulsion et l’institutionnalisation, chacune mise en œuvre par des acteurs différents, voire opposés, est cependant recherchée de manière originale.
En Algérie, au Liban, ailleurs encore, le mot d’ordre est celui de « transition ». Au Chili et en Haïti, nombre de manifestant.e.s y ajoutent « de rupture », pour rompre avec le système issu de la transition post-dictatoriale (celle de Pinochet dans le premier cas, de Duvalier dans le second). Mais transiter de quoi, et vers où ? Dans son élasticité et sa confusion même, le terme cherche à fédérer, en autorisant à la fois de contourner l’échéance électorale et l’alternance politique, et de déjouer les connotations trop chargées de « révolution ». Être autre chose et ailleurs, en partie toujours insaisissable, au début – et au début seulement – du bouleversement.
Son indéfinition même permet de faire consensus et d’agréger celles et ceux qui veulent plus et autre chose qu’un changement de gouvernement, sans vouloir ou pouvoir dessiner encore les contours de ce qui vient. De plus, la transition réinscrit l’événement dans une temporalité longue, qui n’est pas celle de la continuité institutionnelle. Elle opère le nœud entre l’explosion sociale, le « dégagisme » et la chance d’un changement de « système ».
Avec quels outils, selon quelles perspectives ? Le mode assembléiste et le ciblage de la Constitution constituent leurs dénominateurs communs. Par ce biais, il s’agit de revenir aux racines des institutions, en visant le texte fondateur : la Constitution. Quant aux assemblées, elles composent une réaffirmation d’un contre-espace public où le débat et la prise de décisions peuvent se faire de manière autonome et (plus) horizontale. Elles constituent, en outre, à une autre échelle, l’expérience des places occupées où s’essaie déjà une autre forme de gouverner, sinon de vivre.
Les assemblées doivent permettre la participation d’acteurs politiques traditionnels, dans une autre configuration, censée tenir à l’écart le jeu politique, et en laissant pendantes les questions socio-économiques, qui auront dans cet espace et ce temps des agoras, une chance d’être réglées. Enfin, elles font correspondre la forme et le fond, puisque c’est en leur sein que s’ébauchera le programme du changement de « système ».
La conjonction de mouvements de masse révolutionnaires et d’une vision réformiste, qu’Asef Bayat a traduite dans le concept de « réfolutions », pourrait trouver ici un début de résolution. Reste à savoir si ce double compromis, autorisant l’action conjointe des partis et d’individus citoyens « non partisans », plutôt qu’une formule gagnante, ne s’avère inapte à penser et ordonner le champ d’affrontements entre intérêts sociaux divergents. Quoi qu’il en soit, le décalage entre la charge imaginaire des soulèvements et leur faible dimension réflexive et théorique est moins comblé que reporté dans la délibération pragmatique au sein d’assemblées de citoyen.ne.s, chargées de définir le programme de la transition.
Pour interroger les enjeux et contours de ces transitions, faisons un pas de côté. Frédéric Lordon adresse une critique à un certain « imaginaire de la gauche d’émancipation », en Europe, mais qui a des connexions évidentes ailleurs, et des affinités avec la logique des soulèvements populaires. Il lui reconnaît un « dynamisme » et un « pouvoir d’attraction considérable », ainsi que le mérite d’avoir fixé « à coup sûr un lieu du débat, peut-être même le lieu du débat ». Les thèses de ce courant « insurrectionnel », qui oppose une réaction éthique de dégoût envers les institutions, en tant qu’appareils de cristallisation et de capture, déboucheraient sur « une échappée » hors du politique, fixée sur l’événement, la singularité, la subjectivité.
Frédéric Lordon prend l’exact contre-pied de ce courant, entendant entrer dans la politique par le nombre plutôt que par les formes de vie. Il met ainsi en cause ce qu’il considère comme une double insuffisance réflexive : celle de l’institution et celle de l’événement. La première est par trop fixée sur l’institution du « plus froid des monstres froids », l’État. En simplifiant le fait institutionnel lui-même, il s’avère incapable d’affronter le refoulé, « les effets de retour » des institutions. La seconde, accaparée par les « moments de grâce », les « événements rares », ceux de l’explosion et de l’insurrection, se montre inapte à penser « le long terme, le banal, le quotidien, l’ordinaire, la reproduction (…) ce qui se passe entre deux moments de devenir » (Lordon, 2019).
Il ne s’agit pas plus de rendre l’événement permanent que de se débarrasser des institutions ou de les fluidifier totalement – image dont la scène idéale remarque Lordon est celle de la liquidité financière : suite de flux « libres », sans points de fixation –, mais plutôt de reconfigurer autrement la politique du temps et des institutions ; en institutionnalisant la déstabilisation (et réciproquement). Et l’auteur de rappeler l’échelle « macroscopique » du capital ; d’où la nécessité de l’affronter avec une entité de taille correspondante : soit une politique de transformation sociale passant par l’État, et, sous condition d’une « mobilisation de masse durable », le transformant.
Les réflexions critiques de Frédéric Lordon sont stimulantes, mais dessinent peut-être un dilemme par trop figé et situé (au Nord). Sans compter qu’au vu de l’expérience historique, le passage par l’État pour affronter le capital et assurer une transition soulève d’épineuses questions. Il n’empêche qu’il a saisi l’un des enjeux fondamentaux des soulèvements populaires : comment, plutôt que de les opposer, en déniant ou méprisant la seconde, lier la puissance extraordinaire de l’événement à l’ordinaire de la vie quotidienne ? Ou, pour le dire dans les mots de Lordon, à quelles conditions l’événement peut-il s’institutionnaliser sans se vider pour autant de toute sa puissance ?
Une autre voie, contournant le passage par l’État et bousculant ce dilemme, avait été ouverte par Cornélius Castoriadis (1922-1997). Au sein du groupe Socialisme ou barbarie, à partir de la critique de la bureaucratie stalinienne et de la mise en avant de la puissance créatrice du mouvement ouvrier, il avait dégagé le contenu positif du socialisme : « l’organisation par les hommes eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales » (Castoriadis, 2012-2020).
Sa critique radicale de la démocratie représentative et du capitalisme était liée à sa théorisation de l’auto-institution de la société. Les êtres humains se créent eux-mêmes leurs propres institutions, et ils le font « explicitement, non pas une fois pour toutes, mais d’une manière continue ». Il s’agit en conséquence de court-circuiter la fétichisation institutionnelle et de s’approprier le contrôle, la gestion et la destination de ces institutions. L’intérêt et l’actualité de sa pensée réside dans la liaison organique qu’il construit théoriquement, à partir des luttes, entre autonomies et (auto)institutions.
À quelles conditions, les assemblées projetées pour assurer une transition dans les pays ayant récemment connu un soulèvement populaire pourraient-elles incarner ces nouveaux espaces d’auto-institution, et ouvrir un après et un ailleurs à l’événement ? La réponse est bien sûr fonction de chaque situation et condition de la lutte. Elle peut s’inspirer cependant du soulèvement zapatiste de 1994, où se lie le Ya Basta originel du soulèvement, l’opiniâtre résistance et la construction d’une « autonomie de fait » dans une rébellion qui n’a de cesse de se réinventer (Duterme, 2014).
Tirer les leçons de ce mouvement extraordinaire de personnes ordinaires, et interroger la possible transposition de cette expérience rurale et communautaire dans un cadre urbain pour, dans le même temps, changer les institutions et institutionnaliser le changement, ouvre des pistes. Sans minorer les contradictions et idéaliser le processus, il n’en reste pas moins que s’y nouent l’insurrection et l’autogouvernement, l’invention d’un espace (libéré), d’un temps (non linéaire) et d’institutions (autonomes) aux conditions de l’irruption événementielle et de la reproduction de la vie quotidienne dans les communautés. Soit un passage qui fait l’aller-retour entre soulèvement et transition, en esquissant le double enjeu de changer et le monde et le pouvoir.
NOTES
[1] Comme l’affirment nombre de manifestant.e.s de luttes importantes en Europe ces dernières années.
[2] Les soulèvements de décembre 2017 et novembre 2019 en Iran, font exception : ils naissent prioritairement dans les villes moyennes et couvrent tout le pays. Lire plus loin l’article de Mohammad J. Shafiei et Ali Jafari.
[3] « Une quatrième vague du féminisme se développe depuis le début des années 2010 à une échelle internationale. Partie d’Amérique latine, en particulier d’Argentine, elle s’est propagée dans le reste du monde en partie avec le moment ‘Me Too’ » (Knaebel et Koechlin, 2019).
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