Par Wiktoria Bielaszyn. 5 AVR. 2022
« Où est mon fils ? On les a tous bernés. Ils devaient aller en formation en Biélorussie. Pourquoi nos garçons ont-ils été envoyés là-bas ? Ils n’ont aucune préparation. Ils n’ont que 20 ans ! Et votre fils à vous, il est où ? Il fait des études ? » – crie une des mères. Les autres la suivent : « Vous avez utilisé nos enfants comme de la chair à canon ! » Énervé, le gouverneur quitte la salle.
Les Russes meurent en silence : la mère du soldat recevra sa dépouille après la guerre, pour ne pas créer de panique
Poutine pouvait-il ne pas savoir qu’on envoyait en Ukraine des soldats conscrits sans formation ?
Il manquait à Ivan une journée pour son 22ème anniversaire. Il est tombé le premier jour de la guerre. Sa mère Irina a reçu l’avis de décès par internet – émanant du commandant, qui disait que son fils était tombé pendant les combats. Il n’a pas répondu à ses appels, ne lui a rien expliqué, mais Irina ne pouvait pas y croire. Car son fils n’a jamais combattu, et n’a tenu un fusil que deux fois dans sa vie : pour une photo souvenir de l’armée, qu’il pensait montrer plus tard à ses petits-enfants.
Le ministère de la Défense, le parquet militaire et même le commandant de l’unité où Ivan faisait son service militaire obligatoire depuis octobre 2021, n’avaient rien à dire à Irina. “Au bureau du recrutement militaire, on nous a dit qu’ils nous ont envoyé trop hâtivement la nouvelle de sa mort, et que nous avions de la chance, parce que d’autres ne savent toujours pas ce qui se passe avec leurs enfants”, disait la mère d’Ivan à “Novaïa Gazeta” début mars, encore sous son vrai nom.
Pourquoi créer de la confusion ?
Depuis que les autorités russes, craignant “la diffusion de fake news”, ont obligé la rédaction de “Novaïa Gazeta” à retirer les textes sur les pertes de l’armée russe, Irina a peur qu’en parlant aux médias cela va déplaire aux autorités. Mais elle ne pense pas à ces 15 ou 20 années de prison prévues pour le fait de critiquer ou de dire la vérité sur “l’opération militaire spéciale” non reconnue par les autorités, ou encore pour trahison nationale, dont on pourrait accuser toute personne contestant l’efficacité ou le bien-fondé des opérations de l’armée russe. Elle a peur de ne jamais revoir son fils. Car le corps de Vania n’a pas été rendu, et on ne sait pas où est-il. Le bureau du recrutement militaire a tout de suite informé Irina que “la dépouille ne sera pas rendue tant que l’opération militaire ne sera pas terminée, afin de ne pas créer de panique”.
Des instructions similaires sont reçues par les fonctionnaires des régions russes, et même par les journalistes. Un reporter ami, qui travaille pour un journal en Sibérie, me dit : “Nous et bien d’autres rédactions, nous avons reçu l’ordre de ne pas publier des informations sur les soldats tués originaires de notre région. On nous dit qu’il ne faut pas créer de confusion, et que les enterrements auront lieu plus tard. De nombreuses rédactions ont dû retirer leurs publications.”
La famille d’Ivan lui dit adieu au-dessus d’une tombe vide. La fosse, profonde de plusieurs mètres, est protégée désormais par une bâche.
Chiens sauvages
Le président de l’Ukraine, Volodymir Zelensky, alertait déjà, demandant l’aide de la Croix-Rouge pour évacuer les corps des soldats russes. Ses paroles sont confirmées par Valentina Mielnikova, fondatrice du Comité panrusse des mères de soldats : “Les nôtres n’ont jamais eu l’habitude de ramasser les corps de tués. Et ils ne ramassent pas toujours les blessés. C’est moins cher d’écrire que le soldat a disparu sans laisser de traces. Les autorités économisent sur le transport des dépouilles et sur les familles des défunts. En cas de “disparition”, ces dernières n’ont pas droit aux allocations de l’État.”
Dans son livre “Les Cercueils de zinc”, Svetlana Alexievitch décrivait comment, il y a 40 ans, les mères et épouses russes recevaient des cercueils de zinc, vissés et scellés, lestés de terre pour faire le poids d’une dépouille humaine.
Dans ses reportages réalisés dans le Donbass en 2014, Elena Kostyuchenko a dévoilé que les autorités, pour cacher devant la société et les médias l’ampleur des pertes, ne rendaient pas aux familles les corps de leurs proches pendant des semaines, souvent permettant leur décomposition. Dmytro Tymtchouk, blogueur et militaire ukrainien, affirmait que les Russes jetaient les corps des soldats tués dans des puits désaffectés des mines du Donbass. Aujourd’hui, la rédaction du “The Telegraph” informe que l’armée russe utilise massivement des prétendus crématoriums mobiles – en réalité des installations conçues pour détruire des déchets biologiques dangereux, produites par une société de Saint-Pétersbourg. Les corps des soldats, qu’ils n’arrivent pas à évacuer ni à incinérer, sont dépouillés de leurs documents et plaques d’identité militaire afin d’empêcher leur identification.
De son côté, la sénatrice russe Loudmila Naroussova a déclaré qu’en Ukraine “des chiens errants sauvages reniflent les corps des soldats russes qui n’ont pas été rendus à la terre”.
Vania le bricoleur de génie
Dans leurs entretiens avec “The Telegraph”, des médias locaux et internationaux, des défenseurs des droits humains et des activistes rapportaient que les soldats russes sont enterrés dans des tombes anonymes pour cacher qu’ils avaient combattu en Ukraine. De son côté, “The Washington Post” a signalé qu’une des sections du Comité des mères de soldats a reproché à Vladimir Poutine la violation du droit international. La rédaction cite la déclaration du Comité : “Les commandants russes ont obligé les soldats à combattre illégalement en Ukraine. Et maintenant nous, les mères, nous recevons anonymement les cercueils avec nos fils”.
“Voilà ce qu’il faut savoir sur l’attitude de l’ennemi envers ses propres soldats. Pendant ce temps, les soldats ukrainiens tués sont accompagnés dans leur dernier chemin comme des héros”, commentait le Commandement opérationnel “Pivnitch”.
Mais Irina n’est pas encore au courant de ces pratiques. Elle a toujours l’espoir qu’elle pourra dire adieu à son fils. Plus nous parlons, et plus elle s’étouffe dans ses larmes.
“Où est mon fils ? Il disait qu’il allait en Biélorussie en formation. Comment ont-ils pu envoyer à la guerre un conscrit ? Il ne sait pas combattre. Il ne voulait pas. Ils l’ont trompé !
J’en apprends un peu plus sur ce garçon dans les réseaux sociaux, et de quelques rares textes des rédactions russes indépendantes – effacées du web sous la pression des autorités – qui le décrivaient comme bricoleur capable de tout faire, diplômé d’un lycée professionnel. Vania y était présenté comme travailleur, faisant des heures supplémentaires dans des chantiers et des ateliers dans les villages des alentours. Il n’était pas rare – comme racontait sa grand-mère à “Novaïa Gazeta” – que pour arriver au travail, il lui fallait marcher de 10 à 20 kilomètres. Il économisait pour son mariage, car un an plus tôt il avait déclaré son amour à Katia, du même âge. Ils se connaissaient depuis l’enfance. A l’automne, avant de partir à l’armée, il demandait à la famille de lui envoyer la photo du chiot qu’il avait recueilli quelques semaines auparavant. “Il voulait voir, comment il grandissait”, racontait la grand-mère du garçon. Sur la photo, dans son profil sur le site VK, sourit un garçon aux cheveux bruns, avec de grands yeux et des traits de visage encore tendres, un brin enfantins.
Les garçons faisant leur service militaire obligatoire tout de suite après l’école secondaire, ou entre le premier et deuxième degré d’études, se retrouvaient souvent dans l’armée, parce qu’ils n’avaient pas de moyens ou de possibilités d’en réchapper. Sur internet, des guides “Comment éviter l’armée de manière légale ?” jouissent d’une énorme popularité, et des médecins – pour des sommes allant de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de milliers de roubles – établissent des certificats d’inaptitude pour les garçons de bonnes familles.
“Il y a quelques années, cela a couté à mes parents environ 5.000 euros”, raconte aujourd’hui Pavel, 29 ans, originaire de Volgograd, qui avait peur de l’armée, conscient de la violence, des persécutions et des tortures auxquelles sont soumises les recrues dans le cadre de ce que l’on appelle la ‘dédovchtchina’ [système rituel de mauvais traitements dans l’armée russe, pouvant aller jusqu’à la mort – NdT]. Mais c’est une issue accessible à une poignée de privilégiés ayant non seulement de l’argent mais aussi des contacts.
Conscrits, donc professionnels
Tous les jours, des familles de conscrits se présentent au Comité des mères de soldats, une organisation s’occupant de la protection des droits des militaires. Le nombre d’appels téléphoniques a augmenté vers la fin février. Leurs fils ont été soit obligés à signer d’urgence un accord contractuel prévoyant un changement du statut de “conscrit” à “professionnel”, soit ont été envoyés dans les territoires des unités militaires situées près de la frontière avec l’Ukraine. Le Comité a commencé à rassembler les preuves pour déposer des plaintes auprès du parquet militaire. Les autorités traditionnellement ne soufflaient mot, assurant seulement que “seuls les soldats professionnels participent à l’opération militaire spéciale”.
Des journalistes des rédactions russes indépendantes ont maintes fois parlé avec les mères de conscrits dès le premier jour de guerre. Alona, interviewée par Meduza, disait à l’époque à la rédaction : “Je panique. Où est mon enfant ? J’appelais tous les numéros de téléphone d’où quelqu’un m’avait contactée, mais tous ont été déconnectés. Il m’a appelé la dernière fois le 22 février, disant qu’il ne pouvait pas parler, que les conversations étaient sur écoute”.
Des propos des mères et des pères, publiés entre autres par les sites indépendants Meduza, “Novaïa Gazeta”, Mediazona et Zerkao.io, il ressort que les autorités utilisaient le même schéma envers les soldats fraîchement recrutés. D’abord, sous prétexte de participer à des exercices organisés à la mi-février en commun par la Russie et la Biélorussie, on les transbahutait des diverses unités, même les plus éloignées de Russie, à la frontière avec l’Ukraine. Ensuite, on leur donnait des ordres, dont certains soldats ont commencé à percevoir la complexité après coup seulement, car ils étaient trop avancés pour des exercices, et qui faisaient penser à l’exécution d’un plan d’invasion. On leur confisquait les téléphones, et on leur donnait des armes.
A ceux qui avaient des doutes, comme l’écrit la rédaction de Zerkalo.io, on leur rappelait les peines prévues pour “désertion” et “trahison de la patrie”.
Maman, c’est la guerre !
Tous les parents ne croyaient pas leurs garçons, qui les appelaient en cachette et parlaient de leurs craintes que “quelque chose se préparait”, car les exercices se prolongeaient, et le commandement les déplaçait de plus en plus près de la frontière. Léna, la mère de Pavel, 18 ans, disait à la rédaction de Svoboda : “Je regardais les nouvelles et je riais de cet Occident stupide et fourbe, qui annonçait la guerre. Après tout, je savais par mon fils que c’étaient des exercices tout le temps, exigeants peut-être, mais il est si jeune, peu aguerri, maladif. Je croyais qu’il exagérait. Je lui expliquais que l’Occident ment, et qu’il ne se fasse pas des soucis – il n’y aura pas de guerre. Je me demandais juste pourquoi dorment-ils dans des camions. Quand il m’a appelé la nuit du 24 février, il s’écria : “Maman, ils nous ont trahi ! Ils nous ont trompés ! C’est la guerre !”
Pendant les “formations”, les commandants incitaient ou obligeaient de nombreux conscrits à signer des contrats pour 20 à 30.000 roubles, donc y compris pour moins de mille zlotys [env. 200 € – NdT], promettant qu’ils pourront les résilier facilement.
Olga Larkina, présidente du Comité des mères de soldats, commentait fin février : “Les mères disent que leurs fils les appellent disant qu’on les oblige à signer des contrats. Nous ne savons pas de quelle façon. Ceux qui ont réussi à contacter leurs familles ont dit qu’on leur avait pris les livrets militaires, on y a apposé des tampons, et les voilà requalifiés en professionnels.”
“Novaïa Gazeta” a dévoilé que si les commandants échouaient, ils signaient eux-mêmes les contrats à la place des soldats qu’ils avaient sous leurs ordres. Ils les maltraitaient physiquement ou psychologiquement, en les envoyant dans les polygones d’entraînement et ordonnant des exercices au-dessus des forces des jeunes garçons, afin de les briser.
Ils utilisaient aussi des provocations. “Maman, ils nous ont rassemblé et ont dit que nous nous sommes déplacés volontairement en Biélorussie. Le commandant a dit que nous devions stationner à Briansk, bien que ce soit eux qui nous ont amené ici en toute hâte. Il a dit que nous sommes des déserteurs, et que soit nous allons attaquer les Ukrainiens, soit on nous transférera dans un bataillon disciplinaire composé de criminels. J’ai signé.” Voilà comment la mère d’un soldat de 23 ans racontait à “Novaïa Gazeta” la conversation avec son fils.
La dernière fois qu’elle a eu un contact avec son fils, ce fut le 24 février à 4h30 du matin. Derrière, on entendait des tirs et le bruit d’avions. “Maman, on nous embarque dans des camions, et on y va. Je t’aime. Si tu reçois un avis de décès, n’y croit pas tout de suite” – lui avait-il dit.
Aux jeunes soldats, qui souvent ne savent pas en quoi consistait “la reconquête de la Crimée”, car ils étaient enfants à l’époque, les commandants expliquaient que leur but était “la libération du peuple ukrainien des mains des nazis” et “la protection de la population ukrainienne russophone victime d’un génocide”. “Nous sommes pour la paix. Nous instaurerons la paix en Ukraine. Il faut la sauver”, disaient en janvier des soldats russes de 19 ans rencontrés en Crimée par des journalistes de “Novaïa Gazeta”. La transcription des entretiens montre qu’aucun de ces soldats ne se rendait compte des véritables desseins des autorités.
Ce que confirme la partie ukrainienne qui appelait maintes fois les autorités russes à épargner “leurs enfants”. Également Serhiy Kyslytsya, ambassadeur ukrainien auprès de l’ONU, informait sur le degré de conscience qu’avaient les soldats russes des opérations menées par leurs armées. Au cours de la session extraordinaire de l’ONU, il a lu les textos qu’un soldat russe tué envoyait à sa mère avant sa mort : “Maman, je suis en Ukraine. Ici c’est la vraie guerre. J’ai peur. Nous tirons contre tout le monde, même contre des civils. On nous disait que nous serions bien accueillis, mais ils se jettent sous nos véhicules. Ils nous appellent fascistes. Maman, je me sens horriblement mal.”
Poutine étonné
Pendant des jours, les autorités russes contestaient ces informations. Elles ont parlé des soldats tués à deux reprises : le 2 mars, le ministère de la Défense a déclaré que 498 soldats sont morts pendant “l’opération militaire spéciale”, et vendredi suivant 1351. A son tour, le porte-parole du Kremlin a souligné que le président de la Russie, en tant que “commandant en chef”, connait les chiffres précis, mais “ne peut pas les divulguer”.
Les activistes russes ironisent, et attirent l’attention sur le fait qu’on peut avoir quelques doutes quant au degré de conscience de Vladimir Poutine.
Dans sa traditionnelle adresse aux femmes prononcée le 8 mars, Poutine, le président de la Russie, a dit clairement : “Les soldats qui font leur service militaire ne participent pas aux combats… De telles obligations sont accomplies par des soldats professionnels”. Par-là, il a totalement ignoré l’intervention de la sénatrice Loudmila Naroussova qui, quatre jours plus tôt, pendant la session du Conseil de la Fédération de Russie – se basant sur les données obtenues du département militaire – a informé des importantes pertes parmi les soldats conscrits qui faisaient leur service militaire obligatoire. “Ils ont été obligés de signer un engagement, ou on l’a signé à leur place. D’une compagnie de cent soldats seuls quatre ont survécu”, a-t-elle expliqué.
Le 9 mars, en réaction au communiqué du ministère de la Défense – qui reconnaissait que “la présence de conscrits a été découverte en territoire de l’Ukraine” – Vladimir Poutine a exigé que le Parquet supérieur militaire explique pourquoi une armée non-professionnelle s’est retrouvée en zone de combats, et que l’on prononce des sanctions à l’encontre des personnes responsables du détachement de conscrits en Ukraine. Bien que plus de deux semaines se soient écoulées depuis, le porte-parole du Kremlin a informé que le président de la Russie n’a pas encore reçu des explications quant aux raisons de la présence de conscrits sur les lignes du front.
Le plus souvent, c’est par internet que les parents apprennent que leurs fils se sont retrouvés en captivité en Ukraine – par exemple, sur le site 200rf.com fondé par les autorités ukrainiennes, où elles publient des photos et des films tournés avec les prisonniers. Le frère de Danilo Vorobyov, un de ces soldats, racontait lors de l’entretien avec Radio Svoboda que la famille, après avoir alerté les autorités, a essuyé des moqueries. “On nous a ri au nez. On nous a dit que c’était faux. Pourtant, nous le voyons bien dans la vidéo. D’ailleurs, les Ukrainiens lui ont permis de téléphoner chez sa mère et de parler un moment. Il ne savait même pas où on l’envoyait, ni dans quel but. Ça devait être une formation avec les armées biélorusses”.
Des enregistrements publiés par les autorités ukrainiennes, nous apprenons que les garçons ne comprennent pas “pourquoi on les a envoyés ici”. Ils sont nombreux à répéter qu’ils ont été envoyés pour des exercices, et quelques heures à peine avant le début de la guerre on leur a dit qu’ils partaient au front. “Maman, papa, je ne voulais pas partir en Ukraine. On nous a dit que nous partions en exercices avec la 25ème Brigade. Puis, la nuit du 25 février, ils ont dit qu’on allait en Ukraine et qu’on traversait la frontière”, dit un des prisonniers.
Les paroles des prisonniers sont confirmées par Albert Sachibgarieyev, soldat contractuel de 25 ans, premier déserteur connu de son nom et prénom, qui a refusé de participer aux combats contre l’Ukraine et est rentré du front à la maison. Dans un entretien pour le site Meduza, il raconte : “On ne nous a rien expliqué. Ils nous ont ordonné de charger les munitions dans les camions. Ils disaient que nous allions changer de position. Personne ne comprenait ce qui se passait. Nous avons déduit que c’était la guerre, lorsqu’on a commencé à nous tirer dessus, à répondre à nos tirs. Avant, nous pensions que c’étaient des exercices. Nous ne savions pas que nous tirions contre les Ukrainiens. Dans l’armée il n’y a pas de place pour des questions. Quand tu reçois un ordre, tu l’exécutes”.
Le garçon – comme explique Meduza en se basant sur les documents montrés à la rédaction – après avoir fui du front pour revenir à sa ville natale d’Oufa, a écrit une lettre exigeant sa libération de l’armée. “La participation forcée à l’opération militaire spéciale est contraire à mes convictions”, a-t-il déclaré. De l’avis des avocats, le gars n’évitera pas la prison.
Lorsque j’appelle pour cette affaire le siège central du Comité des mères de soldats, j’entends que depuis mars ils n’accordent plus de commentaires aux médias occidentaux. Au ministère de la Défense de la Russie, une personne avec une voix agréable, après avoir écouté ma question, a délicatement raccroché.
Dans le même temps, la section russe de la BBC a publié les résultats de l’enquête. Les journalistes ont réussi à confirmer que “la cargaison 200” – c’est ainsi qu’en jargon militaire on parle des corps des soldats tués – arrivera à au moins 70 parmi les 85 régions russes. Dans certaines de ces régions, des enterrements individuels ont déjà eu lieu au début de la guerre. Comme l’écrivait la rédaction de Radio Svoboda, les mères des soldats tués auraient reçu de la part des autorités des lettres de remerciements avec ces paroles : “Nous vous remercions d’avoir élevé votre fils”.
Il est impossible d’estimer le nombre précis de morts, tout comme le nombre de conscrits obligés à participer à cette guerre. Probablement ce ne sera jamais possible, vu comment les autorités russes protègent les informations sur leurs pertes. Selon les estimations du renseignement américain, basées sur l’analyse des médias, des photos satellites, des photos de soldats et du matériel ayant été exposé aux tirs, au moins sept mille membres de l’armée russe ont péri.
Génération P
Salle de gymnastique dans une école de l’oblast de Kamerovo. Dans la salle, des parents de soldats conscrits, venus le 5 mars à une rencontre avec le gouverneur Sergueï Tsyviliov.
“Où est mon fils ?! On les a tous bernés. Ils devaient aller en formation en Biélorussie. Pourquoi nos garçons ont-ils été envoyés là-bas ? Ils n’ont aucune préparation. Ils n’ont que 20 ans ! Et votre fils à vous, il est où ?! Il fait des études ?!” – crie une des mères. Les autres la suivent : “Vous avez utilisé nos enfants comme de la chair à canon !” Énervé, le gouverneur répond : “C’est une opération militaire spéciale. Nous ne faisons aucun commentaire à ce sujet. Tant que dure cette opération, il est interdit de critiquer quiconque.” Et il quitte la salle.
Sergueï Medvediev, politologue russe et journaliste écrivant sur la guerre en Ukraine, commente ainsi : “Toutes mes pensées vont maintenant vers l’Ukraine, mais je ne peux pas m’empêcher de penser à ces garçons russes nés dans les années 2000-2002, qui sont partis en exercices militaires et subitement sont devenus des soldats engagés. De conscrits ils se sont transformés en chair à canon. C’est la génération P, née pendant le règne de Poutine, et qui ne savait même pas qu’il existe un monde sans Poutine. J’ai souvent écrit sur eux, et parlé avec des sociologues qui étudiaient leurs préférences politiques et modèles culturels. Nous nous disions que ce sont des autochtones digitaux, nés smartphones à la main ; nous parlions de zoomers, des tiktokers. Et maintenant, la génération P brûle à l’intérieur des chars et reste ensevelie dans la terre printanière ukrainienne, sans avoir jamais pu se rendre compte qu’il existait un monde sans Poutine.”
Certains prénoms ont été modifiés.