Jérôme Baschet
Vu d’Europe, le mouvement zapatiste est souvent associé à quelques épisodes marquants, mais circonscrits dans le temps : le « ¡Ya basta ! » du 1er janvier 1994, relance de l’espérance venue briser l’arrogante proclamation de la fin de l’histoire ; la Rencontre Intercontinentale pour l’Humanité et contre le Néolibéralisme, durant l’été 1996, érigée en antécédent du cycle des mobilisations altermondialistes inauguré à Seattle ; la Marche de la dignité indigène, au printemps 2001, dont le considérable impact médiatique a sans doute contribué à occulter l’absence de tout résultat tangible. Mais s’en tenir là reviendrait à omettre la dimension sans doute la plus remarquable et la plus durable de l’expérience zapatiste : la construction tenace, sous le nom d’autonomie, d’une organisation sociale et politique alternative, en rupture explicite avec son environnement systémique.
Il s’agira ici de rendre compte de cette expérience, tout en s’efforçant d’articuler trois axes qui participent de l’autodéfinition du mouvement zapatiste. Celui-ci se présente à la fois comme une lutte indienne (pour les droits et la dignité indigènes), une lutte pour l’autonomie (terme dont il faudra préciser les implications spécifiques) et une lutte anticapitaliste. On cherchera ainsi à montrer que l’expérience zapatiste vient démentir le présupposé d’une incompatibilité entre revendication ethnique et perspective anticapitaliste1. Plus encore, c’est la manière même de concevoir la dimension ethnique de la lutte et sa portée anticapitaliste qui doit être repensée, dans le cadre de la construction de l’autonomie. Inscrite parmi les droits des peuples indiens et s’affrontant au modèle de l’État nation, celle-ci dépasse la seule question indienne et la seule question politique, pour désigner un projet de transformation radicale qui met en jeu tous les aspects de la vie. Avant d’analyser la construction de l’autonomie, puis l’articulation entre indianité et anticapitalisme, on rappellera quelques éléments de la trajectoire zapatiste.
Trajectoire De L’insurrection Zapatiste
L’EZLN a, un temps, synthétisé son histoire en deux périodes – le feu d’abord, puis la parole2 –, avant de faire observer qu’il convenait plutôt de distinguer trois axes se combinant en proportions variables selon les périodes : au feu de la lutte armée et à la parole du dialogue politique (avec la société civile autant qu’avec les institutions de l’État), il faut ajouter « l’axe des peuples », c’est-à-dire le processus d’organisation qui conduit à la mise en place de l’autonomie. L’interaction entre ces trois axes est décisive. S’il est vrai que l’EZLN n’a pas entrepris d’action militaire offensive après 1994, l’absence de solution négociée au conflit a interdit, malgré la perspective clairement affichée d’une transformation en force politique civile, de renoncer complètement aux armes, au moins comme moyen potentiel d’auto-défense. En tout état de cause, c’est le soulèvement armé de 1994, combiné à l’écho national et international que la parole zapatiste a réussi à transformer en capital de sympathie et de solidarité, qui a permis d’ouvrir et de défendre l’espace politique nécessaire à la construction de l’autonomie. Au fil des années, la lutte militaire a été clairement subordonnée à la lutte politique et la construction de l’autonomie a pris tout son relief, mais on ne saurait oublier que celle-ci n’a été possible que du fait de la situation créée conjointement par les actions militaires de 1994 et par la lutte politique menée à partir de ce moment.
Reprenons plus en détail. Fondé le 17 novembre 1983 comme un classique foyer de guérilla, l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (Armée Zapatiste de Libération Nationale), devenue organisation politique et militaire de centaines de communautés, s’est fait connaître, dans la nuit du 1er janvier 1994, en occupant sept villes du Chiapas, dont San Cristóbal de Las Casas3. Le Mexique oublié se rappelait ainsi au souvenir du Mexique d’en haut qui, ce jour-là, célébrait, en même temps que l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), son intégration rêvée dans le club de la modernité. Après douze jours de combats, l’acceptation du cessez-le-feu ouvre l’étape de la parole. Après un premier dialogue dans la cathédrale de San Cristóbal, vite interrompu par les signes de décomposition au sein des hautes sphères du Parti Révolutionnaire Institutionnel (février-mars 1994), et malgré l’attaque surprise de l’armée fédérale visant à éliminer les dirigeants zapatistes (février 1995), les discussions menées avec le gouvernement fédéral aboutissent, en février 1996, à la signature des Accords de San Andrés sur les Droits et la Culture Indigènes. La réforme constitutionnelle qui doit en découler est alors mise au point par la COCOPA, Commission parlementaire pour la concorde et la pacification, créée l’année précédente afin d’aider à la résolution du conflit. Mais, tandis que l’EZLN accepte cette version de la réforme, le président Zedillo la refuse et engage une stratégie de paramilitarisation visant à déstructurer les communautés indiennes qui forment la base sociale de l’EZLN. Ce choix gouvernemental entraîne des déplacements massifs de population et conduit, en décembre 1997, au massacre d’Acteal, où 45 indiens tseltals, principalement des femmes et des enfants, sont assassinés par un groupe paramilitaire, alors qu’ils priaient dans une chapelle.
Au cours de cette phase, la parole implique un dialogue non seulement avec les instances de l’État mais aussi, et plus encore, avec la société civile. Les initiatives zapatistes en ce sens sont nombreuses, créant une puissante dynamique d’interaction : réunion de la Convention Nationale Démocratique dans la Selva Lacandona en août 1994, Rencontre Intercontinentale pour l’Humanité et contre le Néolibéralisme durant l’été 1996, voyage de 1 111 délégués zapatistes à Mexico, en octobre 1997, Consultation nationale sur les droits indigènes en mars 1999, etc. Peu après les élections de juillet 2000 qui marquent la fin du régime de PartiÉtat, le succès de la Marche de la couleur de la terre, en mars 2001, permet aux zapatistes de plaider à la tribune du parlement en faveur de la réforme constitutionnelle attendue depuis 1996. Néanmoins, les législateurs de tous les partis se montrent sourds aux demandes indiennes et votent un texte qui dénature l’esprit des Accords de San Andrés. Dénonçant une trahison, l’EZLN et le Congrès National Indigène, qui regroupe des organisations de très nombreux groupes ethniques du Mexique, concluent que le dialogue avec les pouvoirs institués (exécutif, législatif, judiciaire), ainsi qu’avec la classe politique dans son ensemble, est vain. Se clôt alors la phase ouverte en 1994, durant laquelle les zapatistes avaient opté pour le dialogue institutionnel et luttaient pour obtenir une reconnaissance légale des revendications indiennes. L’impossibilité de parvenir à une solution sur ce terrain va conduire à un rejet de plus en plus marqué de « la politique d’en haut », qui s’exprimera dans la Sixième Déclaration de la Selva Lacandona, en juin 2005. Entre-temps, les zapatistes décident de traduire la légitimité des Accords de 1996 dans les faits, à défaut d’avoir pu les convertir en règle constitutionnelle : en août 2003, ils créent cinq Conseils de bon gouvernement (Juntas de buen gobierno), afin de mettre en oeuvre le régime d’autonomie prévu par les Accords de San Andrés.
La pratique de l’autonomie n’est pas alors entièrement nouvelle, car 38 Communes autonomes rebelles zapatistes s’étaient déclarées dès décembre 1994, puis s’étaient constituées au cours des années suivantes, à des dates variables selon les lieux. Il s’est donc agi, avec les Conseils de bon gouvernement, d’engager une pratique de l’autonomie plus conséquente et de coordonner au niveau régional l’action des communes rebelles4. Malgré les politiques contre-insurrectionnelles que les autorités de l’État du Chiapas et de la Fédération mexicaine développent, d’un côté, par des promesses d’appui matériel et, de l’autre, en incitant d’autres organisations, paramilitaires ou non, à agresser les communautés zapatistes et à les déposséder de leurs terres, la zone d’influence zapatiste s’étend sur un territoire à peu près équivalent à celui de la Belgique. Bien qu’y coexistent des communes « autonomes » et des communes « officielles », on peut estimer que les premières organisent la vie de plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’indiens mayas (tseltals, tsotsils, chols, tojolabals, mames) et zoques, ainsi que de quelques familles non indigènes qui se placent sous leur autorité5.
La Construction De L’autonomie
La circulation des « charges ». La construction de l’autonomie a récemment fait l’objet d’un ample bilan, à l’occasion de « l’Escuelita » zapatiste, au cours de laquelle plus de 5 000 personnes ont pu séjourner dans les villages rebelles et partager, un temps durant, les tâches quotidiennes des membres de l’EZLN ; le fonctionnement des gouvernements autonomes a alors été présenté de manière détaillée, sans en cacher les difficultés6. Dans chaque commune autonome, ceux qui occupent des fonctions municipales sont élus par leurs communautés pour des mandats de deux ou trois ans, révocables à tout moment (« s’ils ne font pas bien leur travail ») et conçus comme des « charges » (cargos), services rendus ne faisant l’objet d’aucune rémunération et ne donnant lieu à aucun avantage matériel. Par ailleurs, chaque commune délègue en permanence des représentants (entre deux et quatre) au Conseil de bon gouvernement de la zone correspondante. Dans chacune des cinq zones zapatistes, le Conseil de bon gouvernement fonctionne donc comme une instance de coordination émanant des autorités municipales et dont les décisions s’imposent à celles-ci. Les délégués au Conseil se relaient par courtes périodes d’une ou deux semaines, ce qui leur permet de revenir ensuite dans leurs villages, pour continuer à s’occuper de leurs familles et de leurs terres7.
Les Conseils de bon gouvernement assument une fonction d’information en recevant les visiteurs, mexicains ou étrangers, qui souhaitent en savoir plus sur cette expérience, et en émettant des communiqués. Ils ont aussi la charge de veiller, dans la mesure du possible, aux bonnes relations avec les non zapatistes et avec les autorités municipales officielles qui partagent le même territoire. La résolution des conflits et l’exercice de la justice, qui relèvent principalement des autorités municipales, peut remonter jusqu’à eux.
Les Conseils veillent également à l’équilibre des ressources entre les différentes communes de la zone, notamment celles qui proviennent de la solidarité nationale et internationale. Un des traits qui définit de manière particulièrement visible le choix de l’autonomie, lui donnant identité tout en imposant un haut degré de difficultés matérielles, est le refus de toute aide de la part des gouvernements chiapanèque et mexicain (qui au contraire élèvent substantiellement le montant des aides consenties dans les territoires proches des communautés zapatistes). Enfin, les Conseils de bon gouvernement veillent, en interaction étroite avec les conseils municipaux, au bon fonctionnement du système de santé (avec ses cliniques de zone, ses réseaux de microcliniques et ses agents communautaires8) et de l’éducation autonome.
C’est sur l’éducation que l’on insistera, car elle fait l’objet d’une mobilisation considérable, sans doute la plus intense de toutes celles qu’implique le projet d’autonomie. On estime que, dans les cinq zones zapatistes, 500 écoles environ fonctionnaient en 2008, dans lesquelles 1 300 « promoteurs » accueillaient quelques 16 000 élèves9. Ces chiffres ont encore augmenté depuis, et dans la seule zone de Los Altos, le nombre d’écoles primaires a plus que doublé. Les jeunes enseignants ne perçoivent pas de rémunération et leur activité est assimilée à une « charge » (cargo), bien que n’étant pas a priori limitée dans le temps10. Autre différence, elle implique un engagement si important en termes de temps que la communauté doit, en contrepartie, couvrir les nécessités matérielles des promotores, soit en leur remettant les produits alimentaires de base dont ils ont besoin, soit en assurant le travail nécessaire sur leurs parcelles lorsqu’ils en ont (par ailleurs, les promotores participent aux travaux agricoles, notamment pour la récolte des caféiers de leur famille, et réalisent divers produits artisanaux). L’expérience éducative zapatiste n’est pas exempte d’un phénomène de reproduction/ appropriation du modèle scolaire traditionnel. Pourtant, l’analyse conduit à conclure qu’il le subvertit profondément. La transformation du statut des enseignants est sans doute l’un des principaux ressorts de cette subversion, dans la mesure où ils ne sont pas institués en professionnels de l’éducation et où leur charge n’implique qu’un processus de spécialisation restreinte dont les effets sont encadrés par le maintien d’un mode de vie intégré à la communauté. De plus, le faible degré d’institutionnalisation du système éducatif, cherchant en permanence sa voie au milieu des incertitudes, de même que le caractère limité de la formation initiale des promotores, qui exige d’eux « un processus constant d’apprentissage autodidacte et de réinvention de la fonction enseignante11 », contribuent à cette salutaire fragilité et à cette vertueuse déspécialisation de la charge d’agent éducatif. Enfin, il est clair que les interactions étroites entre les promotores et l’assemblée communautaire, devant laquelle ils prennent leur engagement et qui oriente continument leur activité, sont déterminantes. Dans ce contexte, on peut observer qu’il n’y a pas contradiction mais entrelacement entre l’éducation scolaire, la réalité sociale communautaire et les apprentissages extrascolaires (notamment par la participation aux activités productives familiales et par l’assistance, à partir d’un âge précoce, aux assemblées).
L’autonomie et la question du pouvoir (d’État). Pratique modeste, « au ras du sol », sans modèle préalable et sans prétention à créer un monde idéal, l’expérience de l’autonomie zapatiste n’en est pas moins chargée d’implications quant aux formes de l’organisation politique. De quelle prise de position pratique, eu égard à la question du pouvoir, est-elle porteuse ? Comme on l’a suggéré, le fonctionnement des Conseils permet d’amorcer un « gouvernement collectif » (« Tous, nous avons été gouvernement », ont dit certains de leurs membres) et de mettre en pratique le principe zapatiste du « mandar obedeciendo » (diriger en obéissant). À l’inverse des effets d’une conception de la politique comme activité spécialisée, la diffusion des compétences politiques dans le corps social est tenue pour la condition d’un contrôle des autorités, permettant de prévenir les dérives de la délégation de pouvoir et de la corruption.
On sait que les zapatistes ont exprimé avec constance leur refus de la prise du pouvoir12. Une telle formulation donnant lieu à de fréquents malentendus, il n’est pas inutile de préciser qu’il s’agit d’écarter la perspective d’une lutte (armée ou électorale) pour la conquête du pouvoir d’État. Pour autant, ils ne désertent pas le champ politique et l’expérience des Conseils de bon gouvernement confirme le souci de construire de nouvelles structures de pouvoir politique. Dès lors, on proposera de définir celles-ci comme des formes non étatiques de gouvernement, c’est-à-dire des modalités d’autogouvernement dans lesquelles la séparation entre gouvernants et gouvernés tend à se réduire autant qu’il est possible.
Faut-il pour autant voir dans cette expérience la réalisation de l’idéal d’une politique parfaitement horizontale, capable d’éliminer toute relation de pouvoir13? Une telle lecture semble mal adaptée à l’expérience des Conseils de bon gouvernement, d’autant qu’on ne peut oublier que celle-ci doit son existence et sa pérennité à l’EZLN, une structure politicomilitaire dont personne, pas même son porte-parole, ne prétend cacher l’inévitable verticalité.
Le mandar obedeciendo est explicitement conçu comme un rapport d’autorité/commandement bidirectionnel : « L’autorité commande sans donner d’ordre parce qu’elle le fait en obéissant aux citoyens […]. Celui qui commande doit obéir, mais les citoyens doivent aussi obéir à ce que dit l’autorité », explique un membre des Conseils14. Au total, c’est plutôt comme articulation entre l’horizontalité imposée par l’adéquation à la volonté manifestée par les assemblées et la verticalité qu’implique la position spécifique assumée par les autorités qu’il est pertinent de rendre compte de cette expérience.
Dans une expérience comme celle de l’autonomie zapatiste, celui qui est investi d’une charge, qu’il n’a pas sollicitée et qu’il accepte avec réticence, ne considère pas avoir des compétences supérieures à celles des autres membres de la communauté. À l’opposé de la posture du spécialiste, il assume qu’il ne sait pas et qu’il a besoin d’apprendre, conscient que c’est de la communauté tout entière, plutôt que de lui seul, que surgira la capacité de décider et d’agir (« nous sommes nouveaux, nous devons apprendre à être des autorités. Ce sont les gens qui vont nous dire comment faire15 »). Surtout, le « pouvoir » dont il est investi est sérieusement limité : c’est un pouvoir sous contrôle, soumis à de multiples processus d’interaction et de négociation informelle avec les différentes instances et les assemblées (communautaires, municipales et de zone), ainsi que, de manière plus diffuse, par une connexion permanente avec les mandants, au sein d’une réalité sociale partagée.
Tandis que la conception dominante de la délégation de pouvoir autorise une forte dissociation entre représentants et représentés et pousse à une concentration de la capacité de décider au nom de tous les autres, le mandar obedeciendo suppose une faible dissociation entre représentants et représentés et promeut une déconcentration de la capacité de décision. Finalement, à une conception forte du pouvoir (la délégation de la démocratie représentative aboutissant à un « pouvoir-sur », exercé au nom de ceux sur qui il s’exerce), on peut opposer une conception faible du pouvoir : ceux qui détiennent une charge occupent certes une position spécifique, mais leur rôle est plutôt celui d’un pivot qui démultiplie la capacité d’action collective et en favorise la coordination (même si on ne saurait exclure le risque d’une dérive faisant glisser de l’une à l’autre). Ainsi, le caractère diffractant de l’autorité, dans un système où une délégation très partielle permet à la collectivité de conserver le contrôle de ses propres capacités, se substitue aux phénomènes de cristallisation du pouvoir, liés à une dépossession à peu près intégrale des capacités collectives de participer à la prise de décision.
Avec les Conseils de bon gouvernement, les zapatistes ne prétendent pas avoir éliminé toute distinction entre gouvernants et gouvernés, comme l’indique du reste la création, dans chaque caracol, d’une « commission de surveillance » des activités du Conseil, ainsi que le recours avéré à la révocation des mandats. En ce sens, une expérience de l’autonomie ne vaut que ce que valent les moyens qu’elle se donne pour contrôler les possibles dérives de l’exercice du gouvernement et pour réduire sans cesse l’écart entre gouvernants et gouvernés (à l’inverse de sa tendance à se consolider).
C’est ainsi que les zapatistes ont entrepris de « disperser le pouvoir16 ». Ils ne prétendent pas qu’il ait magiquement disparu, mais ils luttent pratiquement contre sa tendance à demeurer ou à redevenir toujours trop concentré.
Quelle conception de l’autonomie ? Le terme d’autonomie ne commence à prendre un sens spécifique que si l’on pose au minimum des questions telles que : autonomie de qui, par rapport à quoi et pour quel projet ?
Dans le cas des zapatistes, la demande d’autonomie se fonde, à un premier niveau, sur la revendication des droits propres aux peuples indigènes, manifestée dès les premiers mois du soulèvement : « Comme peuples indigènes que nous sommes, qu’ils nous laissent nous organiser et nous gouverner de manière autonome17 ». Sur la base de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, les Accords de San Andrés stipulent la reconnaissance du « droit à la libre détermination des peuples indigènes » et indiquent que « l’autonomie est l’expression concrète de l’exercice de ce droit », nécessaire pour « contribuer à l’unité et à la démocratisation de la vie nationale et fortifier la souveraineté du pays »18. Il s’agit donc de définir les droits et les modalités de la capacité d’autodétermination des peuples indigènes au sein de l’État nation. Mais cette définition est doublement insuffisante. Pour les zapatistes, il est clair que l’autonomie ne peut être seulement « soustractive » (s’arracher en partie à l’imposition des modèles de l’État national19). Elle est surtout « propositive » : elle vise à mettre en oeuvre une logique d’organisation sociale et politique propre, en partie fondée sur les traditions indigènes et en partie nouvelle. Dans les propos des bases d’appui zapatistes et des membres des conseils autonomes, « être dans l’autonomie » signifie d’abord ne rien accepter du « mauvais gouvernement ». Mais c’est, plus largement, le nom donné à l’ensemble du projet de transformation sociale qui anime les zapatistes. En ce sens, et afin de bien marquer qu’on se situe à l’opposé des formes d’autonomie intégrées, qui ne font guère que décentraliser les prises de décision associées à la participation aux logiques systémiques, il pourrait s’avérer utile de parler ici « d’autonomie rebelle »20. Tous les efforts que les zapatistes réalisent pour construire une nouvelle réalité sociale peuvent ainsi être qualifiés de lutte pour l’autonomie. Tel est le terme par lequel ils nomment leur action, de sorte que tout en s’appuyant sur la communauté traditionnelle, l’autonomie suppose en même temps une rupture avec celle-ci21. Comme dit l’un d’eux, « l’autonomie est la construction d’une nouvelle vie22 ». Autonomie et lutte pour l’émancipation (ou pour la libération, terme plus volontiers utilisé dans un contexte marqué par la théologie du même nom) se fondent pour définir le ressort intime de l’action individuelle et collective : « L’autonomie, c’est le fait de sentir à l’intérieur de toi que tu es en train de faire une chose juste, que tu contribues à une lutte juste23 ». Ainsi, l’autonomie, terme par lequel les zapatistes auto-définissent leur engagement, implique un double mouvement d’affirmation de soi (comme indigènes) et d’invention d’une forme de vie inédite.
Enfin, un troisième registre de signification déborde la question proprement indigène. Pour les zapatistes, et dans la mesure où leur action et leur parole se déploient aussi sur un plan national et international, l’autonomie constitue un principe politique général, en opposition à une conception centrée sur l’État et la lutte pour le contrôle de celui-ci. C’est l’option d’une rupture complète avec les institutions étatiques et avec la classe politique qui est, au moins depuis 2001, exprimée par le terme d’autonomie. De manière plus générale encore, l’autonomie se profile, dans l’expérience zapatiste, comme le principe d’une organisation collective partant de l’auto-gouvernement des communautés et susceptible de tendre, comme le montre l’exemple des Conseils de bon gouvernement, vers une constitution non étatique du politique. En son noyau le plus intime, l’autonomie comme principe politique suppose de se fonder sur la capacité propre des individus et des collectifs, sur leur puissance de faire et leur potentialité d’auto-organisation24.
Ainsi, dans la notion d’autonomie telle qu’elle est convoquée dans la lutte zapatiste, s’entrelacent et s’enrichissent mutuellement une puissante revendication indigène, une conception de la politique qui se détourne des formes étatiques et un projet d’émancipation visant à la constitution d’un monde de la vie intégral et inédit.
Lutte Indienne et Anticapitalisme
On se demandera d’abord de quelle manière est conçue l’ethnicité dans l’expérience zapatiste, avant de préciser comment elle s’articule aux autres registres de la lutte et en particulier à sa dimension anticapitaliste.
Une conception politique de l’ethnicité. À l’évidence, l’EZLN est une organisation indienne dont la lutte est centralement indigène. Elle l’est d’abord par sa composition : probablement 95 % de ses bases et la quasitotalité de ses instances de direction, à l’exception d’un porte-parole et chef militaire, certes assez visible, voire trop à ses propres yeux, sont indigènes. Plus précisément, il s’agit d’une organisation pluri-ethnique, qui rassemble des membres de quatre ethnies principales, parlant des langues mayas distinctes (tseltals, tsotsils, tojolabals, chols) : ceci rend plus improbable la référence à une identité substantialisée et oblige d’emblée à un dialogue entre des différences, surtout si l’on tient compte de trajectoires historiques contrastées entre la région de Los Altos, traditionnel « réservoir » de maind’oeuvre indigène, et celle de la Selva, de colonisation récente. Quant à la priorité donnée aux revendications indiennes, elle est clairement manifestée par le choix de la question des « Droits et Culture indigènes » comme premier thème de discussion lors des Dialogues de San Andrés (contre l’avis de ceux qui recommandaient de privilégier une question d’intérêt plus général pour la société mexicaine). De même, il est patent qu’entre la fin de l’année 1996, lorsque le gouvernement fédéral a choisi de ne pas honorer sa signature des Accords de San Andrés, et 2001, l’EZLN a concentré son activité politique sur une revendication exclusive : la reconnaissance constitutionnelle des Accords sur les « Droits et culture indigènes », conçue comme le moyen d’inverser 500 ans d’imposition coloniale et de manifester la dignité visiblement retrouvée des peuples indiens.
En même temps, il ne s’agit pas d’une lutte ethniciste. Les zapatistes manifestent le souci permanent de ne pas ériger de séparation ou de cloisonnement étanche entre indigènes et non-indigènes. Par exemple, dans une lettre à une organisation indigène du Guerrero, l’EZLN délivre son message « en notre nom, en votre nom, au nom de tous les indigènes du Mexique, au nom de tous les indigènes et non-indigènes mexicains, au nom de tous les hommes bons et de bon chemin25 ». De manière plus nette encore, les critiques du racisme inversé, découlant d’une conception identitaire de l’ethnicité, ne sont pas rares :
Nous ne pouvons pas combattre le racisme que pratique le puissant avec un miroir qui montre la même chose mais à l’envers : la même déraison et la même intolérance, mais cette fois-ci contre les métis. Nous ne pouvons pas combattre le racisme contre les indigènes en pratiquant un racisme contre les métis26.
Les risques d’une absolutisation raciale de l’indigénité sont ainsi régulièrement dénoncés et maintenus à distance par le recours à une dimension socio-éthique qui définit l’ennemi non par la couleur de sa peau mais par celle « de l’argent27 ». Ainsi, l’EZLN est un mouvement indigène qui refuse de s’enfermer dans une perspective strictement ethnique28 ; il manifeste sa méfiance à l’égard de toute idéalisation ou essentialisation d’une supposée « identité » indigène, pour promouvoir une conception ouverte de l’ethnicité, toujours articulée à la dimension sociale et englobée dans une perspective politique plus vaste qui associe indigènes et non-indigènes.
On peut prolonger ici ce qu’on a dit déjà de l’autonomie, conçue à la fois comme revendication indigène et comme principe politique général. En effet, le zapatisme est à la fois un soulèvement indigène pour la dignité retrouvée et pour l’autonomie, une lutte de libération nationale pour transformer le Mexique et une rébellion pour l’humanité et contre le néolibéralisme. Il entremêle étroitement les perspectives intranationale, nationale et internationale. C’est même l’articulation de ces différentes échelles qui permet d’écarter les périls que chaque registre, pris isolément, pourrait comporter, à savoir l’ethnicisme essentialiste, le nationalisme intolérant et l’universalisme abstrait, qui finit par être un instrument de négation des différences réelles entre les femmes et les hommes qui composent l’humanité.
Quant à la lutte dont la nation elle-même est l’enjeu (pour la refonder en l’arrachant aux forces néolibérales qui la vouent à la ruine), elle se combine, dans les rencontres publiques comme dans l’organisation quotidienne, à une adhésion fervente aux formes convenues du nationalisme mexicain (rituels civiques, culte du drapeau et de l’hymne national, etc.), qui aura sérieusement déconcerté plus d’un sympathisant européen. Toutefois, l’articulation entre le national et l’international interdit d’associer le patriotisme zapatiste à un repli identitaire ou à un rejet de l’étranger. La Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme, organisée au Chiapas en 1996, n’est-elle pas considérée comme un antécédent et une source d’inspiration pour les mouvements altermondialistes ? Et peut-on accuser de chauvinisme ceux qui invitent à « construire l’internationale de l’espérance […] par-dessus les frontières, les langues, les couleurs, les cultures, les sexes » et affirment que la dignité est cette patrie sans nationalité, cet arc-en-ciel qui est aussi un pont, ce murmure du coeur qui ne se soucie pas du sang qui le vit, cette irrévérence rebelle qui se moque des frontières, des douanes et des guerres29.
Au-delà de l’identité : plus de soi, plus de l’autre. Deux exemples concrets permettront de compléter l’approche des conceptions zapatistes de l’ethnicité. Mariana Mora témoigne d’une rencontre entre des vidéastes aborigènes d’Australie et les membres du Conseil de bon gouvernement de Morelia : elle raconte comment les premiers concentrent leur attention sur les coutumes et les rituels tandis que les seconds expriment qu’ils « ne sauraient s’en tenir à l’identité culturelle » et commencent à interroger leurs visiteurs sur la manière dont ils s’organisent pour lutter contre le gouvernement30. Une fois devenu clair que les uns s’inscrivent dans une conception strictement culturelle de l’ethnicité, tandis que les autres ne peuvent la penser en dehors du terrain de la lutte politique, l’entretien s’achève sur une impression de malentendu et de malaise et Mariana Mora conclut que, pour les zapatistes, la recherche des « identités politiques » prime clairement sur « les politiques de l’identité »31. De fait, cet épisode, qui engage de simples bases d’appui, investis d’une charge temporaire au sein du Conseil de bon gouvernement, permet d’observer comment l’autoreprésentation comme indigène ne se laisse pas circonscrire à la revendication d’une identité culturellement définie et constitue bien plutôt le point d’ancrage d’une lutte pour la transformation sociale et politique.
Un exemple de plus vaste portée concerne les pratiques éducatives autonomes. Loin de toute perspective ethniciste ou indigéniste, elles ont pu être caractérisées comme une éducation véritablement interculturelle mais sans le nom : en effet, tandis que l’État multiplie les instances éducatives qui n’ont d’interculturelles que le titre (ne serait-ce que parce qu’elles ont été généralement conçues sans la moindre participation indigène), l’éducation autonome zapatiste, qui ne se préoccupe nullement de recourir à une telle dénomination, engage une pratique effective de la « négociation permanente entre cultures différentes » et entre les formes de savoir qui leur sont propres32. Comme l’expriment des membres des conseils municipaux, l’ancrage communautaire de l’éducation n’implique ni idéalisation des valeurs traditionnelles ni fermeture aux horizons plus larges :
Tout n’est pas bon dans notre culture, mais nous voyons qu’il faut garder le meilleur et l’associer avec le meilleur des autres cultures, et ainsi apprendre du monde entier. […] Les compañeros veulent qu’il y ait de tout dans l’école ; en premier lieu, ils veulent que l’école serve à ne pas oublier qui nous sommes, les tseltals, et afin que les enfants respectent les mayas et apprennent des mayas, et sachent comment était la vie de nos ancêtres dans la finca ; ils veulent savoir comment luttent les compañeros qui sont dans d’autres États, dans d’autres pays33.
Il n’est pas si fréquent d’observer une reconnaissance aussi lucide de l’incomplétude de sa propre culture, laquelle est précisément la première condition d’une pratique interculturelle effective.
Des caractéristiques similaires peuvent être observées dans le cas de l’école autonome secondaire d’Oventic, ouverte en 2000. Soucieux d’inscrire l’éducation dans la réalité communautaire et de fortifier la pratique orale et écrite du tsotsil, ses coordinateurs rejettent néanmoins de manière explicite une approche qui s’enfermerait dans les particularités d’une identité maya et définissent leur projet comme celui d’« une école des peuples du monde ». La conjonction entre les diverses dimensions de la lutte zapatiste permet de concevoir un projet éducatif où s’articulent la valorisation critique de la culture indigène, le désir d’appartenance à une nation refondée et l’ouverture empathique à l’histoire multiforme et aux luttes des peuples du monde34. Plus exactement, c’est l’intensité vécue du projet d’émancipation qui permet tout à la fois d’affirmer et de subvertir ces registres emboîtés d’identification et d’appartenance. Le plus remarquable est de constater combien cette sorte d’interculturalité rebelle permet à la fois d’intensifier la récupération/revalorisation de la culture propre (contre sa subordination séculaire) et le désir avide de s’ouvrir à la connaissance des autres mondes qui existent dans le monde35.
Dans leurs pratiques politiques comme dans leur expérience éducative, les zapatistes semblent mettre en oeuvre une formule peu commune : ils veulent en quelque sorte plus de soi et plus de l’autre. Il n’y a, de fait, aucune contradiction entre ces deux aspirations et il faut tout l’aveuglement découlant de catégories trop rigidement conçues pour penser que l’affirmation culturelle conduit au rejet de l’autre ou que l’ouverture planétaire requiert le détachement de toute tradition particulière. Les pratiques dont il est question ici ont au contraire pour intention explicite de fortifier en même temps le sentiment de ce qui est propre et la capacité à apprendre des multiples autres qui conforment l’humanité. Il y a toutefois une condition pour que cela soit possible : que la frontière entre le soi et l’autre, loin d’être absolutisée, demeure flexible, mouvante. De fait, une fois admise l’incomplétude de sa propre culture, l’identité se fait non-identité : elle se détache d’un être-fixe, s’ouvre à la possibilité d’un devenir-autre.
De l’antinéolibéralisme à l’anticapitalisme. Discrète au cours de l’année 1994, la critique du néolibéralisme prend de l’importance à partir de la Troisième Déclaration de la Selva Lacandona, le 1er janvier 1995, puis, plus encore, durant l’année 1996, marquée par la préparation puis la tenue de la Rencontre Intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme. Depuis lors, tandis que le Vieil Antonio fait vivre, dans les communiqués de l’EZLN, la dimension indienne du mouvement, le scarabée Don Durito de la Lacandona, qui accable le sous-commandant de ses fastidieux « cours d’économie politique », en incarne la dimension antinéolibérale. La critique s’amplifie et s’affine au cours des années suivantes et fait du néolibéralisme, défini comme « le capitalisme sauvage mondial de la fin du xxe siècle », l’ennemi commun contre lequel toute l’humanité est appelée à lutter36. Cette caractérisation de l’adversaire néolibéral est omniprésente non seulement dans les communiqués, mais aussi dans les conceptions exprimées par les membres des Conseils ou par les promoteurs d’éducation.
En juin 2005, la Sixième Déclaration de la Selva Lacandona marque une nouvelle étape visant à relancer la dimension nationale et internationale de la lutte zapatiste. On y observe aussi que l’accent est désormais mis sur la dénonciation des formes d’exploitation et d’oppression tenues pour caractéristiques du capitalisme37. Il est vrai qu’auparavant déjà la critique du néolibéralisme impliquait celle du capitalisme dans son ensemble. Mais l’inflexion n’en est pas moins significative. Elle découle sans doute de la conscience du risque qu’il y aurait à s’en tenir à la dénonciation de certaines formes du capitalisme, mais procède aussi d’une radicalisation de la critique à l’égard de l’existant, désormais identifié sans détour comme capitaliste. Ce changement peut du reste être pris comme symptôme d’une évolution plus générale et il n’est pas indifférent d’observer qu’il s’agit là de l’une des premières réapparitions des termes « capitalisme » et « anticapitalisme », qui avaient presque disparu du vocabulaire public et qui, au cours des années suivantes, ont retrouvé une nouvelle pertinence, encore accentuée à la faveur de la crise de 2008.
L’expérience zapatiste offre donc l’exemple manifeste d’une lutte à la fois indienne et anticapitaliste, les deux dimensions s’intensifiant même conjointement. Quelques considérations permettront de conforter la pertinence de cette association entre indianité et anticapitalisme.
Il n’est pas exagéré de soutenir que les attaques contre les bases matérielles de l’organisation des peuples indiens, et en premier lieu contre leurs territoires, n’ont cessé de s’intensifier au cours des dernières décennies, à l’échelle du continent latino-américain. Le phénomène est loin d’être nouveau, mais cette dimension avait semblé, un instant, sur le point d’être oubliée, au moment où les notions de fluidité et de déterritorialisation triomphaient pour décrire les tendances dominantes d’un monde dans lequel la financiarisation incitait à ne prêter attention qu’aux aspects les plus virtuels de l’économie. Les attaques contre les territoires des peuples indiens du continent, riches de toutes ces ressources, ainsi que contre les prérogatives qui découlent de leur droit à l’autonomie, se multiplient38. Et il n’est donc guère étonnant que les peuples indiens et leurs organisations en viennent à dénoncer les intérêts économiques, et tout particulièrement les entreprises transnationales qui s’efforcent d’exploiter les ressources naturelles de leurs territoires, le plus souvent sans qu’aient été menées les consultations requises par la normativité internationale. À l’échelle du continent, l’impact des activités minières est particulièrement significatif, d’autant qu’elles connaissent des mutations lourdes de conséquences : dans un contexte d’épuisement tendanciel des réserves, de nouvelles conditions techniques permettent d’exploiter, sur de vastes superficies et avec un coût écologique démultiplié, des gisements à faible teneur, antérieurement non rentables. Les territoires convoités par les compagnies minières se dilatent considérablement et, au Mexique par exemple, 70 % du territoire national est réputé susceptible de contenir des gisements importants39.
L’intensification de l’offensive vise les territoires mais aussi les populations, qu’il s’agit de faire entrer (aussi partiellement que ce soit) dans le cycle de l’économie de marché, par exemple en diffusant l’usage d’engrais chimiques, de pesticides ou de semences génétiquement modifiées, sans parler des fétiches de la consommation moderne, comme le téléphone portable, qui, au Chiapas même, prolifère jusque dans les campagnes les plus reculées. Il existe donc une contradiction majeure entre la logique d’expansion de la sphère marchande et les formes d’« économie morale » que les communautés indiennes – toutes prises qu’elles soient dans le flux des transformations historiques – sont parvenues à préserver en partie. C’est en vertu de cette contradiction que les intérêts économiques propres au capitalisme, dans une période d’intensification de la compétition pour les ressources disponibles et d’accentuation des difficultés à reproduire l’accumulation du capital, conduisent à des attaques de plus en plus fréquentes et violentes contre les populations indiennes. Et c’est en vertu de cette contradiction que les résistances des peuples indiens se multiplient et prennent une tournure de plus en plus explicitement anticapitaliste. Il existe donc une situation objective qui, selon des modalités diverses, tend à renforcer le noeud établi entre indianité et anticapitalisme.
Mais cette relation n’est pas seulement défensive ; elle comporte également une dimension propositive qui, dans les pays andins s’exprime dans la revendication du « bien vivre » (sumak kawsay, en langue quechua). Il s’agit là d’un concept en cours d’élaboration, défense/création forgée dans le contexte des attaques systémiques actuelles40. Compris dans sa pleine dimension, le « bien vivre » condense un projet global d’organisation collective, diamétralement opposé aux normes de la société capitaliste et récusant tout particulièrement son obligation de croissance et son productivisme déprédateur. Il s’agit de prendre appui sur la tradition amérindienne et d’en réinterpréter la trajectoire singulière, au vu des périls présents et en fonction d’un désir de préservation/émancipation tourné vers le futur. Il s’agit de proposer une tout autre option pour l’humanité, afin de tenter d’échapper au caractère destructeur de l’économie marchande et de la crise de civilisation dans laquelle s’enfonce le système-monde capitaliste41.
Si le « bien vivre » a son équivalent en langue maya (lekil kuxlejal en tseltal), il n’apparaît guère comme tel dans les propositions zapatistes42. Sans doute est-il implicite dans leur conception de l’autonomie, comme lutte intégrale pour la préservation du monde de la vie et de la dignité. En tout cas, l’expérience zapatiste offre l’exemple d’une lutte qui s’assume à la fois comme indienne, sans être ethniciste ni s’enfermer dans les limites des politiques de l’identité, et comme anticapitaliste, sans reproduire les conceptions économicistes ou classistes d’antan. Ce lien se noue doublement : de manière défensive, dès lors que l’expansion du capitalisme est identifiée comme la cause des agressions contre les territoires et contre l’économie morale des peuples indiens, mais aussi de manière positive, dès lors qu’il s’agit de construire une réalité sociale alternative et inédite. Pour les zapatistes, l’autonomie est cette expérience concrète qui permet à la fois d’exercer le droit à l’auto-détermination des peuples indiens et de rompre avec toutes les formes de l’humiliation coloniale, d’affirmer la capacité des collectifs à inventer des formes non étatiques d’auto-gouvernement et de faire croître des formes de vie éco-sociale libérées du productivisme capitaliste. Dans ce creuset, émerge un anticapitalisme non moderniste, non étatique et non productiviste, qui rejoint certaines reformulations du projet d’émancipation également observables dans les régions centrales du système-monde actuel.
Notes
- C’était l’un des points du débat avec Pedro Pitarch, dont j’ai discuté les conceptions dans « Les zapatistes : ‘ventriloquie indienne’ ou interactions créatives ? », Problèmes d’Amérique latine, n° 61-62, 2006, pp. 153-170 (on trouvera son point de vue dans : « Ventriloquie confuse », ibidem, pp. 171-188). Pour une autre discussion de travaux universitaires marqués par une approche hostile au zapatisme, je me permets de renvoyer à « Punto de vista e investigación : el caso del zapatismo », Desacatos (revue du CIESAS), n° 33, mai-août 2010, pp. 189-201 (http://www.ciesas.edu.mx/desacatos/ini.html). Le commentaire porte sur le livre collectif de Estrada Saavedra Marco et Viqueira Juan Pedro (coord.), Los indígenas de Chiapas y la rebelión zapatista. Microhistorias políticas, Mexico, Colegio de México, 2010, ainsi que sur celui Estrada Saavedra Marco, La comunidad armada rebelde y el EZLN. Un estudio histórico y sociológico sobre las bases de apoyo zapatistas en las cañadas tojolabales de la selva lacandona (1930-2005), Mexico, Colegio de México, 2007.
- Muñoz Ramírez Gloria, 20 et 10, le feu et la parole, Paris, Nautilus, 2004.
- Pour une présentation plus complète du mouvement zapatiste, je me permets de renvoyer à Baschet Jérôme, La Rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Champs-Flammarion, 2005, ainsi qu’à la bibliographie indiquée dans l’ouvrage.
- Raúl Ornelas Bernal, L’Autonomie, axe de la résistance zapatiste, Paris, Rue des Cascades, 2007.
- Voir Sous-commandant Marcos, Saisons de la digne rage, Paris, Climats, 2009. Parmi les études sur l’autonomie, on peut mentionner en premier lieu Baronnet Bruno, Mora Bayo Mariana et Stahler-Sholk Richard (coord.), Luchas « muy otras ». Zapatismo y autonomía en las comunidades indígenas de Chiapas, Mexico-San Cristóbal de Las Casas, UAM-CIESAS-UNACH, 2011, ainsi que Mora Bayo Mariana, Decolonizing Politics: Zapatista Indigenous Autonomy in an Era of Neoliberal Governance and Low Intensity Warfare. Ph.D., Austin, University of Texas, 2008 et Cerda García Alejandro, Imaginando zapatismo. Multiculturalidad y autonomía indígena en Chiapas desde un municipio autónomo, Mexico, UAM-Porrua, 2011.
- Trois cessions de l’Escuelita ont eu lieu, en août et décembre 2013, puis en janvier 2014. À cette occasion, quatre « livres de textes » ont été produits par l’EZLN, à l’issue d’un processus d’évaluation collective, mené dans les cinq zones zapatistes. Rassemblant témoignages et réflexions des acteurs de l’autonomie, ils ont pour titres : Gobierno autónomo I ; Gobierno autónomo II ; Participación de las mujeres en el gobierno autónomo ; Resistencia autónoma. D’amples extraits en ont été repris dans la série de communiqués intitulée Eux et nous (Sous-commandants insurgés Marcos et Moisés, Eux et nous, Paris, Éditions de l’escargot, 2013). Concernant l’expérience de l’Escuelita et ses enseignements quant au fonctionnement des gouvernements autonomes, je me permets de renvoyer à http://www.lavoiedujaguar.net/L-Escuelita-zapatiste-et-la).
- Les délégués au Conseil de bon gouvernement se relaient par « tours » (variables en nombre et en durée selon les Conseils). Le Conseil installé dans le « caracol » de Morelia fonctionne sur la base de l’alternance de cinq « tours » de huit jours chacun ; les mêmes délégués reprennent donc leurs fonctions tous les 40 jours (entrevue à Morelia, 3 janvier 2012). À La Realidad, fonctionne une alternance de trois tours de 10 jours chacun.
- Voir les articles rassemblés dans le chapitre IV dans Mora Bayo Mariana et Stahler-Sholk Richard, Luchas « muy otras », op. cit., ainsi que le chapitre 7 dans Cerda García Alejandro, Imaginando, op. cit.
- Voir Baronnet Bruno, Autonomía y educación indígena. Las escuelas zapatistas de la Selva Lacandona en Chiapas, México, Quito, Abya-Yala editores, 2012.
- Sur ce point précis, voir Baronnet Bruno, « Entre el cargo comunitario y el compromiso zapatista. Les promotores de educación autónoma en la zona Selva Tseltal », in M. Mora Bayo et R. Stahler-Sholk, Luchas muy otras, op. cit., pp. 195-235.
- Baronnet Bruno, art. cit., p. 215.
- Le 1er janvier 1996, la ive Déclaration de la Selva Lacandona annonce la création d’une « force politique qui n’aspire pas à la prise du pouvoir. Une force qui ne soit pas un parti politique », EZLN. Documentos y comunicados, México, Era, 1997, vol. 3, p. 87.
- De « pouvoir-sur », au sens de John Holloway, par différence avec le « pouvoir-faire » ; voir Holloway John, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, Paris/Montréal, Syllepses/Lux, 2007.
- Cité dans Mariana Mora, Decolonizing Politics: Zapatista Indigenous Autonomy in an Era of Neoliberal Governance and Low Intensity Warfare, ProQuest, 2008, pp. 178-179. À cela, il faut ajouter le fait que chacun peut être successivement dans la position du gouvernant ou du gouverné. Mais l’inversion paradoxale qui subvertit le sens des notions de commandement et d’obéissance n’empêche pas leur maintien.
- Cité par Mariana Mora, ibidem, p. 175. Les qualités associées à l’exercice de l’autorité sont à l’opposé de celles qui caractérisent une conception individualisée du pouvoir : « pour avoir de l’autorité, il faut être patient, respectueux, vouloir apprendre et écouter », explique un membre des Conseils.
- Zibechi Raúl, Disperser le pouvoir. Les mouvements comme pouvoirs anti-étatiques, Paris, Le Jouet enragé et L’Esprit frappeur, 2009.
- Pliego de demandas para el Diálogo con el gobierno, 1er mars 1994, EZLN. Documentos y comunicados, Mexico, Era, 1994, vol. 1, p. 182.
- Cité dans Baschet Jérôme, La Rébellion zapatiste, op. cit., p. 219.
- D’où de profonds désaccords avec la conception de l’autonomie comme décentralisation des pouvoirs d’État, adoptée par le mouvement des Regiones autónomas pluriétnicas, notamment au cours des Dialogues de San Andrés. La conception zapatiste vise bien plutôt une réorganisation selon une logique différente de celle des structures constitutives de l’État ; voir Stahler-Sholk Richard, « Resisting Neoliberal Homogenization: The Zapatista Autonomy Movement », Latin American Perspectives, n° 34, 2007, pp. 48-63.
- Cette caractérisation de l’autonomie est explicite dans l’intitulé des « Municipios autónomos rebeldes zapatistas » (MAREZ), ou encore de l’école secondaire du Caracol d’Oventic (« Escuela secundaria rebelde autónoma zapatista »).
- Cet aspect est bien mis en évidence par Pérez Rosaluz, Autonomie zapatiste 1995-2007 : une fenêtre sur le possible. Fragments d’un témoignage, mémoire de l’EHESS sous la direction de Michel Wieviorka, Paris, 2010.
- Cité par Mora Mariana, Decolonizing, op. cit. La forme de lutte qu’implique l’autonomie est également présentée comme « nouvelle » par les membres du conseil municipal de Morelia, qui expliquent que l’autonomie « est quelque chose de nouveau », que « jamais on n’avait lutté ainsi avant ».
- Communication personnelle, San Cristóbal de Las Casas, septembre 2011.
- Collectif, Pensar las autonomías. Alternativas de emancipación al capital y al Estado, México, Sisifo-Bajo Tierra, 2011
- Communiqué du 1er février 1994, EZLN. Documentos y comunicados, op. cit., vol. 1, p. 119
- Inauguration du Forum national indigène, 3 janvier 1996, ibidem, vol. 3, p. 93.
- « Certains ont la peau claire et la douleur foncée. Avec eux chemine notre lutte. Certains ont la peau brune et la superbe blanche ; contre eux aussi est dirigé notre feu. Notre cheminement armé d’espérance n’est pas contre le métis, mais contre la race de l’argent. Il ne s’avance pas contre une couleur de peau, mais contre la couleur de l’argent. Il ne s’avance pas contre une langue étrangère, mais contre le langage de l’argent », communiqué du 12 octobre 1994, ibidem, vol. 2, p. 102.
- Sur ce trait, partagé par de nombreux mouvements du continent, voir Le Bot Yvon, La Grande révolte indienne, Paris, Robert Laffont, 2009.
- Première Déclaration de La Realidad pour l’humanité et contre le néolibéralisme, EZLN. Documentos y comunicados, op. cit., vol. 3, p. 126.
- Mora Mariana, Descolonizing, op. cit., pp. 283-286.
- Ibidem, p. 286.
- Baronnet Bruno, Autonomía, op. cit., pp. 278 et suiv.
- Ibidem, pp. 280-281.
- Le dialogue des savoirs qui en découle n’est pas pour autant toujours aisé, notamment lorsque les représentations scientifiques entrent en tension avec la cosmologie maya. Cette difficulté est parfois explicitement affrontée : « Nous devons toujours nous demander, en étudiant chaque thème : que savaient les mayas, nos ancêtres et que savons nous aujourd’hui de cela ? […] Dans l’enseignement des sciences naturelles, nous devons incorporer le savoir scientifique et celui de nos peuples indigènes, en plus des connaissances empiriques des élèves », document éducatif interne, cité par Raúl Gutiérrez Narváez, « Dos proyectos de sociedad en Los Altos de Chiapas. Escuelas secundarias oficial y autónoma entre los tsotsiles de San Andrés », in B. Baronnet, M. Mora Bayo et R. Stahler-Sholk, Luchas « muy otras », op. cit., p. 257.
- L’un des principes les plus connus du zapatisme, invitant à construire « un monde où de nombreux mondes aient leur place », est un appel à l’acceptation de la pluralité des politiques d’émancipation et à la reconnaissance du caractère nécessairement interculturel de « l’autre monde possible » qu’il s’agit de construire.
- Pour une analyse plus précise, Baschet Jérôme, La Rébellion, op. cit., pp. 102-113, ainsi que pp. 301-311.
- Sixième Déclaration de la Selva Lacandona : http://enlacezapatista.ezln.org.mx/sdsl-es/
- Voir la notion d’« accumulation par dépossession » analysée par David Harvey (Géographie de la domination, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008 et Le Nouvel impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010).
- Barreda Andrés, « Avaricia minera, trasfondo en San Juan Copala », Ojarasca, octobre 2010, p. 10. Pour un ample panorama de l’intensification des activités minières, voir Industries minières. Extraire à tout prix ?, Alternatives Sud, Louvain-la-Neuve, Cetri, 2013.
- Voir par exemple les interventions au Forum « El buen vivir de los pueblos indígenas andinos », organisé à Lima en janvier 2010 par la Coordinadora Andina de Organizaciones Indígenas, notamment celles de Mario Palacios Panéz et Fernando Huanacuni Mamani. Voir aussi Zibechi Raul, « Le ‘bien-vivre’ comme ‘un autre monde possible’ », Entropia, n° 9, 2010, pp. 28-38.
- Pour prolonger cette analyse, notamment en ce qui concerne le « bien vivre », je me permets de renvoyer à Baschet Jérôme, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, 2014.
- Cette notion, sous des formes et avec des contenus variés, est présente dans les communautés et dans les conceptions des horizons de lutte et de transformation des indiens du Chiapas ; voir Schlittler Alvarez Jaime, ¿Lekil Kuxlejal como horizonte de lucha? Una reflexión colectiva sobre la autonomía en Chiapas, thèse de Maestria sous la direction de Leyva Solano Xotchitl, San Cristobal de Las Casas, CIESAS, 2012 et Intzín Juan Lopez, « Ich’el ta muk : la trama en la construcción del Lekilk kuxlejal / vida plena-dignajusta », in Georgina Méndez Torres, Juan Lopez Intzín, Sylvia Marcos et Carmen Osorio Hernandez (coord.), Senti-pensar el género. Perspectivas desde los pueblos originarios, Guadalajara, La Casa del Mago, 2013, pp. 73-106.